Quelques concepts pour les règles évolutionnaires
l'émergence diachronique
Sommaire
Après avoir abouti au fait de devoir prendre en compte trois facettes pour traiter les questions de complexité (constituants, règles et systèmes), et après avoir étudié les différents passages entre les deux niveaux locaux et globaux (en prenant en compte les trois facettes, seulement les constituants et le système ou seulement les règles et le système) et la situation particulière du niveau intermédiaire, nous allons terminer cette série d'article sur l'émergence en nous intéressant plus particulièrement à chacune des trois facettes.
Aujourd'hui, nous allons nous concentrer sur les règles. Nous avons vu que les règles locales entre les constituants d'un système se "déplient" pour former des règles globales. Pour cela elles ont besoin d'un nombre plus ou moins grand d'itérations. Nous avons déjà remarqué que les règles locales pouvaient générer :
- différent types de classes génèrent différent types d'ordres locaux et globaux (homogène, périodique, complexe, chaotique) - dans le cas d'émergence de complexité on parle d'émergence diachronique.
- La possibilité de déplacer le seuil de la loi des grand nombres pour permettre une influence d'un ou quelques constituants même lorsqu'il y a un grand nombre de constituants (chaos et émergence synchronique)
- La nécessité d'un nombre plus ou moins grand d'itération pour son propre dépliement (passage de règles locales à des règles globales) - complexité organisée
- L'association d'un très grand nombre de règles génère également de la complexité (complexité aléatoire)
Plusieurs notions sont également utilisées par les chercheurs qui s'intéressent à cet aspect de la complexité.
Systèmes dynamiques non linéaires (SDNL)
Règles non linéaires
Nous avons vu que certaines règles pouvaient être non additives (par exemple en chimie), c'est à dire que les actions des règles ne se composent plus simplement par simple addition. La non-linéarité permet des comportements émergents dont le comportement dépendra du signe de leur rétroaction (positive ou négative).Attracteurs et paramètres de contrôle
Dans un SDNL, l'évolution de chaque variable dépend en général de celle de plusieurs autres variables de façon non proportionnelle et/ou non additive. L'évolution du système peut alors être décrite par un système d'équations différentielles non linéaires. Les SDNL évoluent plus ou moins vite vers des états singuliers qui varient en fonction de certains "paramètres de contrôle". Lorsque ces états particuliers sont stables - qu'ils résistent à des perturbations - on parle "d'attracteurs". L'ensemble des attracteurs décrit les organisations possibles d'un système complexe.Multistationnarité et conjecture de Thomas
Pour deux ensembles proches de conditions initiales et/ou de valeurs de paramètres de contrôle, le système peut évoluer vers l'un ou l'autre des attracteurs. On parle alors de multistationnarité. La conjecture de Thomas, récemment démontrée mathématiquement, montre que la présence d'un circuit de rétroaction positif dans un système non linéaire est la condition nécessaire à l'apparition de la multistationnarité.Bifurcation
Un changement de nature d'un attracteur est appelé une bifurcation. Elle surgit lorsque la valeur d’un paramètre de contrôle franchit une valeur critique.SDNL et systèmes complexes
Les SDNL ne représentent pas tous les systèmes complexes. Mais la possibilité d'en faire un modèle mathématique rigoureux présente un intérêt fort.Janine Guespin Michel et Camille Ripoll, professeur à la faculté des sciences de l’Université de Rouen
Structures dissipatives
Cette notion a été en particulier introduite par Ilya Prigogine. Les structures dissipatives sont des systèmes loin de l'équilibre et qui doivent prélever des ressources dans le milieu ambiant pour le rester.Dissipation et convection
Si on chauffe un fluide par en dessous, on lui communique de l’énergie sous forme de chaleur, tout en l’écartant de l’état d’équilibre. Cela entraîne un flux d’énergie qui traverse le système. Tant que l’écart entre le bas et le haut du fluide reste faible, la température varie linéairement entre la zone chaude et la zone froide. Un tel état se maintient au dépens d’une certaine quantité d’énergie qui reste piégée dans le système - on parle de dissipation.Au delà d’une valeur critique de la différence de température, le fluide se met en mouvement et se structure sous forme de cellules convection de Rayleigh-Bénard. Une nouvelle propriété émerge
Irréversibilité
Ilya Prigogine et Isabelle Stenghers ont montré que la thermodynamique des systèmes hors de l'équilibre est irréversible. La consommation de ressources du milieu pour rester loin de l'équilibre (la dissipation) est créatrice d'ordre (de néguentropie) alors qu'un système fermé évolue vers un désordre croissant (entropie). Ces mécanismes évolutifs créateurs d'ordre créent la flèche du temps et donc l'irréversibilité.Modèle Darwinien et cancérogénèse
On observe à la fois - une influence au niveau locale : la prolifération et la différentiation qui créent de la diversité
- et une influence du global vers le local : la sélection
Si dans un système qui a atteint son équilibre une mutation survient, c'est à dire que l'on modifie légèrement une règle d'autostabilisation (le pourcentage de molécules de différents types nécessaires à la stabilisation ou encore la vitesse de diffusion des molécules), alors l'équilibre est rompu et la prolifération reprend. Elle converge vers un nouvel équilibre ou si ce n'est pas le cas, la prolifération continu et on observe un fonctionnement de type cancéreux.
D'après Jean-Jacques Kupiec, chercheur à l'école Normale de Paris, centre Cavaillès.
Philosophie
La philosophie s'est intéressée à plusieurs des notions utilisées en complexité.
Désordre
Le désordre est une notion objective pour Charles Sanders Peirce, alors qu’il n’est que le reflet de nos attentes subjectives pour Henri Bergson : on ne parvient à penser que la substitution d’un ordre à un autre et non le passage du désordre à l’autre. La science contemporaine a pris le contre pied et étudie l’auto organisation des systèmes complexes, l’émergence de l’ordre à partir du désordre (dans la météorologie, la biologie, la démographie, la bourse…).
Possibles
Pour Aristote, tout possible finira par s’actualiser dans le temps. La diversité des conditions initiales possibles et les différent des attracteurs des systèmes multistationnaires permettent de créer un grand nombre de possibles qui pourront s'actualiser suivant les évolutions du système.
Histoire
« L’étude des morphogenèses a rendu un rôle central à l’explication géométrique et aux notions qualitatives en science au détriment des notions quantitatives et mécaniques. Elle réintroduit une manière d’explication historique en sciences de la nature »
Pascal Engel, professeur de philosophie à l’Université de Paris Sorbonne (Paris IV)
Dialectique
La dialectique suit la logique classique jusqu’au point où celle-ci suscite, par son propre mouvement, des contradictions qu’elle déclare insolubles. Elle cherche alors à penser « l’unité des contraires »
La dialectique permet la résolution des paradoxes par saut qualitatif (Hegel)
Elle doit être ajoutée à la partie hypothèse (rationnelle) du cycle scientifique, il s’agit de favoriser l’adoption de judicieuses stratégies de recherche, en montrant pourquoi on n’a pas à choisir le complexe contre le simple, le discontinu contre le continu, le holisme contre le réductionnisme, etc.
La dialectique n’annule pas mais dépasse l’optique de la logique formelle
Janine Guespin Michel et Camille Ripoll, « La pluridisciplinarité dans les sciences de la vie - Un nouvel obstacle épistémologique, la non linéarité », Aster n°30, 2000
Dépasser les limites de la dialectique idéaliste
La très féconde culture dialectique a été impliquée dans la catastrophe scientifique du lyssenkisme au milieu du siècle dernier. Pourtant elle présent un intérêt tout particulier pour traiter des phénomènes complexes.
Ce qui frappe d’emblée dans le monde des processus non linéaires, c’est l’omniprésence des paradoxes. L’analyse serrée décèle des contradictions logiques - par exemple, les propriétés nouvelles d’une réalité émergente à la fois proviennent et ne proviennent pas de ses antécédents. Pour reconnaître ce fait sans abjurer la raison il faut utiliser la rationalité plus pénétrante de la dialectique. La dialectique n’accepte pas la contradiction, contrairement à une légende tenace, mais plutôt que de la proscrire, elle montre comment la résoudre.
Cependant, pour que la dialectique idéaliste hégélienne soit scientifiquement utilisable au présent, il faut la renverser de façon matérialiste - c’est l’apport capital de Marx et d’Engels - et la ré-élaborer en son fond à partir des savoirs qui se sont développés depuis eux. Les mésusages désastreux qui furent faits jadis de la dialectique étaient liés à de très redoutables formulations d’Engels : elle serait une science en mesure d’énoncer des lois de portée universelle dont on pourrait donc déduire des savoirs concrets. Mais la dialectique n’énonce aucune loi, sa fécondité n’est pas démonstrative mais heuristique et abductive. La validité logico-philosophique de la dialectique n’enchaîne en aucune façon qui s’en sert à l’idéalisme téléologique de Hegel, moins encore a son apologie de l’Etat Prussien, ni davantage au matérialisme historique de Marx, voire à sa visée communiste.
Le principe d’identité dialectique - l’identité A est A inclut la différence d’un A sujet et d’un A attribut (voir "deviens ce que tu es")
Lucien Sève, un dialecticien au pays du non linéaire, in Sciences et Avenir 143 H « l’énigme de l’émergence », juillet/août 2005.
Par Jean-Michel Cornu | Avant | 24/01/2006 08:16 | Après | Complexité | 4 commentaires | Lu 8682 fois |
par Cornu, le Mardi 21 Novembre 2006, 10:11
J'ai le sentiment qu'il s'agit d'un problème spécifique à notre culture :Répondre à ce commentaireAinsi nous sommes conditionnés à penser qu'il existe une équation qui peut modéliser le monde et que si on connait tout ce qui s'est passé partout dans le monde on pourra trouver les équations qui modélisent le monde et prévoir de façon unique tout ce qui se passera par la suite (le démon de Laplace dans une approche mécaniste).
- Au moment des grecs, pouvaient cohabiter plusieurs réponses même si chaque penseur avait le sentiment que sa réponse était la bonne.
- Après les grecs et durant tout le moyen age, l'église à fait des choix pour qu'il n'y ait plus qu'une seule vérité (certains grecs considéraient que la Terre tournait autour du Soleil et d'autres que c'était le Soleil qui tournait autour de la Terre. L'église a choisi le deuxième cas)
- Avec l'arrivée de la science moderne au XVIIème siècle, on est arrivé à d'extraordinaires résultats de prévision mais dans des cas où une équation donne un résultat et un seul pour des conditions de départ données.
Mais le XXème siècle a fait douter les scientifiques de cette approche de solution unique :C'est un retour à Epiménide qui avait montré qu'il y avait des phrases qui ne pouvaient être ni vrai ni fausses ("je suis en train de mentir") et donc en renversant le tout, des phrases qui peuvent être à la fois vraies et fausses ("je suis en train de dire la vérité" qui est une phrase qui peut aussi bien être dite par quelqu'un qui ment).
- L'expérience des trous d'Young en mécanique quantique a montré qu'une particule pouvait parfois passer par deux trous en même temps (à condition qu'on ne regarde pas par quel trou elle passe...)
- Le travail de Gödel à abouti à démontrer que dans toute théorie mathématique, il existe toujours au moins une proposition qui ne peut pas être définie comme vraie ou fausse
L'approche dialectique est détruite si on considère que l'un des deux énoncés : la thèse ou l'antithèse est juste et que l'autre est faux. Pour que le "saut qualitatif" puisse se produire il faut commencer par accepter l'incohérence apparente des deux énoncés. On part donc de deux choix mais au lieu de dire lequel est juste on considère les deux comme justes et on abouti ... non pas à une réponse mais à une nouvelle question plus pertinente :
- Faut-il mieux un papier tout noir ou un papier tout blanc ?
Si je répond de façon apparemment incohérente "les deux" je peux aboutir à la possibilité d'avoir un dessin ou un texte en noir sur fond blanc et donc à une nouvelle question bien plus intéressante : quel est le sens de ce qui est inscrit sur la feuille.
Nous sommes formés depuis 2000 ans à trouver LA solution à une question.
Cela nous empèche de voir que l'autre solution est parfois également vraie (mon hypothèse est que pour qu'une question aboutisse à deux ou plusieurs réponses possibles, il faut que le système "parle de lui". C'est le cas lorsque Gödel utilise les mathématiaques pour démonter la complétude des mathématiques ou lorsqu'Epiménide parle de lui-même plutôt que des autres...)
Plutôt que de chercher la réponse à une question, on peut également avancer en cherchant la question d'après... Mais le problème est qu'il faut accepter une forme d'incohérence. C'est dans ce sens que j'ai fait le texte sur la tragédie des trois C. Il faut du temps pour se défaire de notre habitude de ne considérer qu'une seule des réponses comme juste (ce qui est bien sûr parfois vrai).
Je pense que le jour où nous arriverons à prendre la leçon du XXème siècle (et avant nous des Grecs ou d'autres civilisations qui ont très bien compris cela), nous saurons progresser dans la connaissance non pas seulement par des réponses mais également par des questions.
C'est à mon sens, dans cette approche dialectique par saut de questions en questions que l'on pourra retrouver le sens que la science a perdu en route et aussi le libre arbitre (car plusieurs choix deviennent possibles). C'est tout le sens de ce que j'essaie de faire avec mon prochain livre : "demain(s), la cience et le choix des possibles".
J'espère avoir répondu au moins en partie à votre question, mais à défaut j'espère que cela aura suscité pour vous d'autres questions :-)
Commentaires
1 - Le principe d'identite dialectiquepar Miguel, le Mardi 21 Novembre 2006, 01:57 Répondre à ce commentaire