Cette phrase que Niezsche attribue à Pindare [1], l'un des plus célèbres poètes lyriques grecs, ressemble à un paradoxe. Comme le note Michel Onfray dans son séminaire sur la "physiologie d'Epicure" : comment devenir ce que l'on est déjà ?

En fait il s'agit d'une aporie, c'est à dire - selon - d'une question qui place le lecteur ou l'auditeur dans l'embarras pour le pousser à résoudre une apparente contradiction entre des propositions. Nous sommes dans une approche comme celle proposée par (actuellement le mot "aporie" a un sens plus large et concerne tout problème insoluble).

"Deviens ce que tu es" est en fait une approches parmi trois :
  • Si le monde est déterministe, nous n'avons pas le choix : nous ne pouvons être autre chose que ce que nous sommes, nous ne pouvons pas devenir ce que nous ne sommes pas.
  • Si le monde n'est pas déterminé à l'avance, nous avons la possibilité de "devenir ce que l'on n'est pas actuellement". Mais dans ce cas il y a plusieurs choix parmi tout "ce que l'on n'est pas". considère que cette forme de liberté est une invention de la chrétienté : puisque nous avons la possibilité de faire le "bon" mais aussi le "mauvais" choix, il doit nous arriver de faire "le mauvais choix" et donc nous ressentons de la culpabilité.
  • "Deviens ce que tu es" propose un autre type de choix : la vrai liberté est d'accepter ce que l'on est.
Mais pour accepter il faut au préalable se connaitre soi même : "Connais-toi toi même, et tu connaîtras l'Univers et les dieux" comme il était gravé au fronton du temple de Delphes, repris par la suite par Socrate. Cela n'est pas si simple car nous avons plutôt tendance à nous positionner comme observateur extérieur. De ce point de vue il est plus facile d'observer l'ensemble du reste de l'Univers que de commencer par soi-même.

Le "connais-toi toi même" entre en contradiction avec une approche de la Science qui considère que l'observateur "doit" être distinct de l'observé. Mais nous savons maintenant qu'il existe des cas de figure où l'observateur ne peut pas être séparé de l'observé. C'est le cas bien sûr pour la mécanique quantique où la mesure est liée également à l'observateur, mais c'est aussi le cas chaque fois où nous voulons parler du monde... dont nous faisons parti.

indique qu'il faut choisir entre se changer soi-même et changer le monde. pour sa part a choisi : il faut commencer par se changer soi-même.

Pour résumer :
  • Lorsque nous voulons parler du monde nous ne pouvons pas nous considérer comme un observateur extérieur et indépendant
  • Nous devons donc commencer par nous prendre en compte nous même. C'est l'adage "connais-toi toi même et tu connaitras l'Univers et les Dieux"
  • Fort de cette connaissance de nous-même, si nous considèrons que le monde n'est pas entièrement déterministe nous avons plusieurs possibilités. Nous sommes libres.
  • Mais si nous voulons utiliser cette liberté pour devenir autre chose - devenir ce que nous ne sommes pas - alors nous risquons de considérer qu'il y a des "bons choix" et des "mauvais choix". Dans l'ensemble des choix que nous effectuons, on pourra toujours nous reprocher d'avoir fait des mauvais choix et donc ouvrir la porte à la culpabilité. Paradoxalement, cette liberté nous enchaîne.
  • Un autre type de choix trop souvent ignoré est d'accepter ce que l'on est. Ce choix nous sort au contraire de la spirale de la culpabilité. On retrouve une démarche proche de celle de : nous sommes libres car nous obeïssons à une loi que nous nous sommes imposé. Ici, décider de "devenir (ou accepter) ce que l'on est" plutôt que de "devenir ce que l'on n'est pas" nous rend plus libre.


[1] Voir Nietzsche, le gai savoir, paragraphe 270 :
"Que dis ta conscience?
-Tu dois devenir celui que tu es" (Du sollst der werden, der du bist)
"
En fait c'est un commentaire du professeur Patrick Votling, traducteur de l'ouvrage qui dit :
"Nietzsche emprunte ce motif recurent dans ses textes ( voir par exemple le sous-titre d'Ecce Homo) aux Pythiques de Pindare 2,72.  "
Merci à Romain Hennequin pour avoir donné la source.

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