Mots clés : , , , .

Spinoza, dans son œuvre indique deux décompositions : les trois dimensions de l’individualité et les trois genres de connaissance. Gilles Deleuze, dans son cours1 les rapproche entre elles. Ces trois notions semblent également étroitement liées aux trois modes de représentation d’un système dans les sciences de la complexité. On peut également trouver des liens avec les différents points de vue que l’on peut avoir sur un groupe dans le domaine de la coopération.

1er point de vue : les parties constituantes

La première dimension de l’individualité propose de voir ce que nous sommes à partir de ce qui nous compose. La science de la complexité montre que des phénomènes nouveaux émergent lorsque ces composants communiquent entre eux : « le tout est plus que la somme des parties »,. Ces parties sont donc extensives, c’est à dire extérieures à ce que nous sommes en tant que tout : « nous avons une infinité d’ensemble infinis de parties extensives les unes aux autres »1. Lorsque nous mangeons, nous voulons nous approprier des nouvelles parties extensives afin qu’elles s’intègrent à nous. Lorsque nous nous approprions une nouvelle partie, elle quitte son ancien rapport pour en acquérir un nouveau (par exemple, un morceau de viande avalé devient un morceau de nous-mêmes).

Le premier genre de connaissance consiste à connaître les choses extérieures à soi-même. Par exemple lorsque l’on apprend à nager, la vague est perçue comme quelque chose d’extérieur. Il est possible de dire alors « la vague m’a fait mal ». Ce type de connaissance s’intéresse aux effets qu’ont des éléments extérieurs sur nous-même (et sur nos propres parties).

Ce premier genre de connaissance est relié aux passions. Spinoza parle alors « d’idées inadéquates », c’est à dire d’un ensemble d’idées confuses et équivoques - qui changent en fonction du point de vue que l’on prend - mais aussi des passions et des états émotionnels qui en découlent. Tant que nous avons des parties extensives, nous avons des idées inadéquates.

Nous observons dans ce cas le monde comme extérieur à nous (extensif). Un des avantages est que les valeurs extensives se laissent mesurer, ce qui nous permet de comparer et de juger. La morale pour Gilles Deleuze est un système de jugement (et donc du premier genre de connaissance). Pour lui, il n’existe qu’un seul livre de morale : l’Apocalypse qui décrit les préparatifs du jugement dernier. Pour Spinoza, le jugement n’est que la manière dont une idée s’affirme ou se mutile elle-même. Mais il existe d’autres façons de connaître les choses que celle qui consiste à regarder leurs constituants de façon extérieure (on pourrait parler de réductionnisme).

2ème point de vue : les rapports

La deuxième dimension de l’individualité proposée par Spinoza est celle des rapports sous lesquelles nos parties nous appartiennent. On ne peut parler plus d’opposition lorsque l’on parle des rapports. Pour qu’il y ait opposition, il faut considérer les parties extensives qui leur appartiennent.

Le deuxième genre de connaissance propose justement de combiner des rapports qui nous composent et des rapports qui composent les autres choses. En composant les rapports on obtient des notions communes. En science de la complexité, cela reviendrait à analyser un système complexe (ou un réseau) non plus sous la forme de ses composants mais sous la forme des liens entre eux. Ces liens s’assemblent pour constituer un réseau de liens sur lesquels nous pouvons cheminer. On obtient alors une vue très différente, constituée de « routes » qui relient les parties.

Cette fois il ne s’agit plus de connaître l’effet des choses extérieures sur soi, mais de connaître comment les différents rapports se combinent entre eux. On trouve cela par exemple lors de l’acquisition d’un savoir-faire : lorsque l’on sait nager, on n’est plus à la merci de la rencontre avec la vague, mais on sait composer avec elle pour que l’ensemble donne un résultat. Dans ce genre de connaissance, il n’y a plus d’opposition, mais une compréhension des différentes compositions des rapports.

Il ne s’agit pas d’une connaissance abstraite. Si les mathématiques sont une connaissance formelle des rapports du second genre, elles ne couvrent pas toute la connaissance du second genre. Beaucoup de choses sont non mesurables et non analysables. Ce deuxième genre de connaissance peut s’acquérir aussi par l’expérience.

3ème point de vue : l’essence des choses

En complexité, il semble que l’on puisse définir trois points de vue qui permettent chacun de décrire un système sans qu’il ne soit pas possible de réduire l’un des points de vue à l’autre. Il est possible de comparer cette situation à une pièce de monnaie que l’on peut décrire grâce à une vue face, une vue pile et une vue de la tranche sans que l’une de ces vues puisse être déduit des autres. Un système peut ainsi être observé en fonction de ses constituants, des routes que constituent les liens entre les constituants, mais aussi comme un tout ayant ses propres valeurs internes. Si nous observons l’air d’une pièce nous pouvons parler de la position, de la vitesse et de la masse des différentes molécules, ou bien nous pouvons regarder l’air comme un tout et définir des grandeurs spécifiques à ce gaz : volume, pression et température.

La troisième dimension de l’identité de Spinoza montre que les rapports qui nous composent constituent des valeurs internes à la personne. Ces valeurs donnent des seuils qui nous caractérisent et que l’on appelle des « degrés de puissance ». Ce sont ces seuils d’intensité qui constituent notre essence.

Le troisième genre de connaissance de Spinoza consiste à connaître les essences. Il s’agit d’une connaissance intuitive. Le deuxième et le troisième genre de connaissance sont parfaitement adéquats, c’est à dire qu’ils permettent des idées univoques. Mais si on s’en tient à une connaissance du deuxième genre, on comprend tout des rapports par exemple entre trois individus, mais elle ne renseigne pas sur la nature singulière ou l’essence de chaque individu ou bien encore du groupe en tant que tel.

Une grandeur intensive - interne - est de l’ordre de la qualité, elle définit des caractéristiques qui nous sont propres mais que nous ne pouvons pas mesurer de l’extérieur (pour cela il aurait fallut un étalon extérieur qui permettrait de se comparer aux autres). Les valeurs comme l’estime que nous pouvons avoir pour quelqu’un ou la confiance que nous pouvons avoir ne sont pas comparables à l’estime ou la confiance pour cette personne que peut avoir quelqu’un d’autre : nous disposons chacun de nos grandeurs « internes ». S’il n’est donc pas possible de mesurer précisément ces valeurs de l’extérieur, il ne nous est pas possible de faire des calculs précis sur elles. Tout ce que nous pouvons faire c’est du calcul approximatif (beaucoup plus petit ou grand que l’autre…).

Pourtant cette connaissance des seuils d’intensité interne a souvent été considérée comme une connaissance partielle par rapport à la connaissance des parties vues d’une façon extérieure. Galilée disait : « mesure ce qui est mesurable et rend mesurable ce qui n’est pas mesurable ». Quant à Henri Bergson, il pense que : « plus nos connaissances s’accroissent, plus nous apercevons l’extensif derrière l’intensif et la quantité derrière la qualité »2.

Pour Gilles Deleuze, le deuxième genre de connaissance sur les notions communes et les rapports composés nous mène à l’idée de Dieu comme fondements des rapports qui se composent. Dieu à deux faces : tourné du coté des notions communes ou comme essence qui contient toutes les essences. On passe ainsi du 2ème genre au 3ème genre grâce à l’idée de Dieu.

La mort, l’immortalité et l’éternité.

Il y a deux sens pour le mot « partie » :
  • Les parties extensives que nous avons pour un temps (et on peut rechercher l’immortalité pour garder ces parties indéfiniment)
  • Les parties intensives que nous sommes (ce que je suis aujourd’hui le restera de toute éternité)
Mourir signifie que les parties entrent sous un nouveau rapport qui ne nous caractérise pas. Pour Spinoza, la mort ne vient que du dehors : c’est la loi des parties extérieures les unes aux autres. La mort est inévitable et elle vient du dehors. Il s’agit d’une usure des parties extérieures. La durée de vie est le temps ou mes parties extensives m’appartiennent. L’essence au contraire, n’est pas affectée par la mort. L’essence n’est pas immortelle mais éternelle.

Il y a une opposition entre nos constituants extensifs d’une part et notre essence d’autre part. Suivant la proportion à laquelle nous arrivons dans la constitution de notre identité, c’est une part plus ou moins grande qui meurt au moment de la mort (les parties extensives). Il nous faut progresser vers le troisième genre de connaissance et éviter les morts prématurées pour que la mort, lorsqu’elle survient, ne concerne que la plus petite partie de nous-mêmes.

Le Spinozisme peut être vu comme un effort pratique pour sortir d’un monde de signes équivoques (le premier genre de connaissance) et en extraire un monde d’expressions univoques, qui gardent le même sens (les deuxièmes et troisièmes genre de connaissance).

Références

[1] Gilles Deleuze, Spinoza : immortalité et éternité, Editions Gallimard, 2 cd, 2/2001 (transcription)
[2] Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, 1888, p63

Répondre à cet article