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Mais ces seuils ne sont pas infranchissables. Parfois, le battement d'aile d'un papillon au Brésil peut déclencher une tornade au Texas (suivant le titre d'une célèbre conférence de Edward Lorentz sur la prédictibilité, donnée en 1972). Nous sommes au coeur de l'émergence synchronique qui s'intéresse aux interrelations entre les différents niveaux hiérarchiques. Nous allons nous focaliser dans un premier temps sur la façon dont ce qui se passe au niveau micro, celui des constituants élémentaires, influence le niveau macro, les variables globales. Nous pourrions parler de causalité ascendante ou de causalité émergente.

Le macro est-il réductible au niveau micro ?

Dans l'exemple de la thermodynamique que nous avons vu précédemment, les lois de la mécanique appliquées à un grand nombre de molécule de gaz permettent de définir des grandeurs globales (température, pression, volume) qui peuvent être utilisées suivant leurs lois propres sans avoir besoin de connaître le déplacement de chacune des molécules.

Mais si nous pouvions étudier l'ensemble des constituants de base et de leurs interrelations, pourrions-nous retrouver tous les phénomènes macroscopiques ? La réponse est clairement oui dans le passage de la mécanique des molécules à la thermodynamique, grâce au passage par la "mécanique statistique". Mais le problème semble plus compliqué dans d'autres cas de figure comme en biologie ou en psychologie (si on considère que les phénomènes psychologiques sont des aspects macroscopiques des interactions entre nos neurones).

Les "émergentistes" anglais du XIXème siècle pensaient qu'il était impossible d'expliquer pourquoi des propriétés d'un ordre supérieur apparaissent dans un organisme. Il s'agit simplement d'un fait brut que l'on ne peut expliquer. La plupart des scientifiques actuels ne seraient pas d'accord : pour eux, le concept d'émergence n'est pas incompatible avec le réductionnisme. Cependant, il ne nous est pas possible en pratique de connaître les propriétés macroscopiques en observant simplement le niveau microscopique.

Quand les forces ne sont plus additives

Quels sont ces phénomènes qui font qu'il est si difficile de déduire les propriétés macroscopiques d'un ensemble à partir des interactions entre ses constituants ?

Pour ce qui est de la mécanique, il nous faudrait pour cela suivre l'évolution de l'intégralité des constituants, mais aussi les interactions entre eux. Quant aux outils pour modéliser cela, nous avons vu que les mathématiques ne savaient le plus souvent pas traiter les interactions entre plus de deux éléments dès qu'ils interagissent entre eux. Mais nous pouvons alors utiliser la simulation numérique et nous pourrions, à défaut d'être capable de mesurer les paramètres de chaque molécules de gaz dans une pièce, créer un gaz numériquement dont nous aurions l'ensemble des paramètres pour chaque molécule virtuelle. Nous pourrions ainsi observer totalement l'évolution d'un gaz virtuel pour y retrouver les propriétés macroscopiques.

Mais John Stuart Mill a relevé qu'il existait deux modes différents de causalité émergente. Dans le cas de nos molécules, ce sont les lois de la mécanique qui s'appliquent. Les forces s'associent de manière additive suivant les lois de Newton (on parle alors de causalité de type mécanique ou de causes homopathiques). Mais imaginons maintenant que nos molécules n'interagissent pas seulement suivant les lois de la mécanique en se cognant entre elles, mais qu'elles interagissent suivant les lois de la chimie en se combinant entre elles. Dans le cas par exemple d'un mélange d'hydroxyde de sodium et d'acide chlorhydrique, les molécules se transforment en eau et en sel (NaOH + HCL -> + H2O). Dans ce cas, le résultat d'une interaction n'est plus une somme de forces mais une transformation des constituants de base (on parle alors de causalité de type chimique ou de causes hétéropathiques).

Le temps s'en mêle...

On obtient le même type de phénomènes émergents en exécutant une recette de cuisine. Avec une liste d'ingrédients (farine, oeufs, sucre, beurre et un peu de vanille), nous pouvons soit nous intéresser à leurs propriétés ou bien suivre suivre la recette pour obtenir un gâteau. Pour Elliott Sober, professeur de philosophie à l'université du Wisconsin aux USA : « Sa texture par exemple, est totalement différente de celle de ses différents ingrédients. Connaître leur texture avant de les mélanger et de cuire la pâte ne permet pas de prédire la texture du gâteau qui en résulte […] les propriétés émergentes du gâteau proviennent de l’interaction entre les ingrédients. […] la présence des œufs modifie ce qui advient à la farine, et réciproquement ». Le poids d'un ensemble de briques est le résultat d'une addition alors que la texture du gâteau est le résultat d'une interaction.

Mais nous avons fait intervenir un facteur supplémentaire pour arriver à notre gâteau : le temps. L'ordre dans lequel les ingrédients sont ajoutés, la durée de certaines opérations comme la cuisson ont des conséquences sur le résultat final. Nous passons de l'émergence synchronique (comprendre comment les niveaux hiérarchiques interagissent entre eux) à l'émergence diachronique qui s'intéresse à l'évolution du système à partir d'une configuration de base et de quelques lois.

Un petit peu de chaque

Dans les faits, on rencontre souvent des phénomènes où les lois additives (de type mécanique) et non-additives (de type chimique) se combinent. On utilise alors un schéma statistique pour prendre en compte les deux types d'émergence qui en résulte. Ce schéma se nomme "analyse de la variance".

On rencontre ce type de mixage non seulement en biologie mais également dans les sciences sociales ou de nombreuses combinaisons entre deux personnes les transforme. Pourtant il semble que la non-additivité n'empêche pas de pouvoir réduire les phénomènes observés au niveau macroscopiques aux propriétés des constituants ET à leurs interactions (en prenant en compte dans les cas non-additifs de l'ordre dans lesquelles elles interviennent). Le réductionnisme n'est donc apparemment pas remis en question mais il devient simplement inopérant - la non-additivité rendant la déduction du micro vers le macro encore plus difficile.

« On dit « l’ordre émerge » plutôt que l’ordre est produit. Il indique d’emblée que l’on ne serait pas en présence d’un phénomène produit par une cause, au sens où communément une cause produit un effet. Il suggère que l’ordre se produirait de lui-même. La nature ne serait pas stupide mais créatrice, pour reprendre les mots d’ et Isabelle Stengers, et ainsi capable de s’auto-organiser »

D'après Elliot Sober, Ni élan vital ni réductionnisme, in Sciences et Avenir 143 H « l’énigme de l’émergence », juillet/août 2005.

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