3 Parler ensemble du fonctionnement de la communauté


meeting.jpg

Ouf ! Le chapitre précédent a un peu plombé l’ambiance… Mais nous sommes maintenant armé, pour terminer cette troisième partie sur comment faire vivre le groupe. Nous allons aborder un point trop souvent oublié : comment “sortir la tête du guidon”.


La rencontre sur le groupe : un moment moins facile qu’il n’y parait...


Se retrouver ensemble pour parler du fonctionnement de la communauté, c’est un peu comme aller chez le dentiste... Il faut prendre rendez-vous quand on a mal, mais il est bon aussi de prévoir d’y aller une fois par an pour éviter d’en arriver là !


Dans le cadre de cet ouvrage, nous avons vu comment animer sans y passer trop de temps une communauté d’un type bien spécifique. Rappelez-vous, il y a quatre grands types de fonctions collectives, classées du plus simple au plus compliqué. Elles déterminent quatre grands types de communautés :

  1. diffuser de l’information et aider à se l’approprier ;

  2. faciliter l’échange, l’entraide et la montée en compétence collective ;

  3. faciliter le développement de projets collectifs ;

  4. construire des positions communes en intelligence collective ;


Une communauté d’un type donné peut également facilement servir aux autres fonctions plus simples. Ainsi, les communautés de type III sur lesquelles nous nous sommes focalisés ici, peuvent permettre l’émergence et le développement de projets collectifs, mais aussi faciliter l’échange et l’entraide, ou encore aider ses membres à s’approprier des informations. A l’inverse, il est possible pour un groupe de faire ponctuellement quelque chose de plus compliqué que ce qu’il fait d’habitude. Par exemple la communauté Anim-fr qui rassemble des animateurs de projets collectifs et de communautés, a avant tout la fonction de faciliter l’échange et l’entraide entre ses membres, ainsi que la montée en compétence collective (type II). Cependant, la communauté a pu tester des débats en intelligence collective pendant des durées limitées. C’est le cas par exemple d’un débat avec les animateurs sur “comment gérer la tension dans les groupes” qui a également permis de tester non seulement les méthodes mais aussi des outils pour l’intelligence collective.


Mais il y a une contrepartie ! Lorsque les communautés font plusieurs choses (mêmes plus simples que leur fonction de base), cela nécessite d’investir du temps supplémentaire pour les faire fonctionner. C’est tout l’objectif de ce que nous avons testé ces dernières années et que nous proposons ici : faire en sorte qu’une communauté de type III puisse être animée avec seulement une heure par semaine. Nous avons rendu cela possible en créant des synergies entre les projets ouverts et la communauté ; et en mettant en place quatre activités spécifiques qui permettent de développer naturellement l’activité au sein de la communauté.


Nous avons jusqu’à présent soigneusement évité le quatrième type de fonctions : construire des positions communes. En effet, chaque projet ne concerne pas tous les membres de la communauté. Du moment qu’il ne choque pas les valeurs des autres et qu’il y a suffisamment de monde intéressé pour s’y impliquer, il peut vivre sa vie au sein de la communauté et lui apporter beaucoup en donnant une image active qui motive les membres à échanger entre eux et aussi d’autres projets à se développer. Ce n’est que dans les groupes de type IV que l’on cherche à faire converger (au moins les proactifs et les réactifs).  Faire de l’intelligence collective avec l’ensemble de la communauté est plus complexe, en particulier il est difficile de donner une vision d’ensemble d’une discussion complexe à un groupe qui dépasse douze personnes. Il existe des méthodes pour faire travailler une communauté complète de plusieurs centaines de personnes sur la recherche de nouvelles idées (sur lesquelles des travaux sont en cours pour abaisser significativement le temps d’animation), ou d’autres pour développer une capacité collective de prévoir des tendances. Les choses se gâtent cependant lorsque le groupe doit arriver à sélectionner un et un seul choix parmi plusieurs.


Notre difficulté apparaît ici : nous voulons échanger sur le fonctionnement de la communauté avec tout le monde et en plus nous allons devoir faire des choix ensemble. Nous allons donc devoir construire une position commune (type IV), une fonction inhabituelle et plus compliquée pour le type de communauté dont nous avons parlé jusque là (type III). Il ne s’agit pas de faire cela tout le temps, mais d’être capable de le faire régulièrement ou lorsque c’est nécessaire. Pour éviter de retomber sur des choix autocratiques (ce qui ferait régresser le groupe et serait démotivant pour ceux qui s’y investissent), nous allons donc faire faire une incursion à la communauté dans l’intelligence collective globale. Nous ferons cela au cours de rencontres dédiées au fonctionnement du groupe pour éviter que cette tâche qui peut être très consommatrice en temps ne nous fasse perdre tout l’avantage d’une animation simple le reste du temps.


Les trois parties suivantes présentent les fondements de comment faire discuter le groupe sur ce qu’il fait et ce qu’il est. Elles peuvent paraître plus ardues que les règles que nous avons vues jusqu’à présent qui visaient justement à simplifier le fonctionnement des grandes communautés. Si vous le préférez, vous pouvez passer directement à la partie pratique : “c’est parti ! Parlons ensemble de nous pour aller plus loin” en fin de ce chapitre. Dans ce cas, vous devrez cependant appliquer à la lettre le déroulement proposé pour la rencontre en sachant que chaque étape et chaque règle sont basées sur la compréhension actuelle d’une des choses les plus complexes que nous pouvons faire : parler de nous même...


Trackons les enjeux de pouvoir !


Le pouvoir se définit par la “capacité à produire un effet” (le pouvoir de faire) mais également comme la “capacité à commander, à contraindre à imposer sa volonté” (le pouvoir de décision). Le premier peut être obtenu par exemple en participant à un projet. Mais la seconde signification du pouvoir peut nous poser plus de problème, en particulier lorsqu’il s’étend à l’ensemble de la communauté. La première idée consisterait à interdire les enjeux de pouvoir et à exclure ceux ne se conforment pas à cette règle. Mais “chacun d’entre nous influence en permanence les autres, que nous en soyons conscient ou non, que nous le fassions avec une intention éthique ou non”. Nous pouvons bien sûr essayer de traiter les abus de pouvoir les plus évidents, mais nous ne pouvons pas aller à l’encontre de la nature humaine en niant la tendance de chacun à pousser ce qu’il croit bon pour le groupe… ou pour lui-même.


Une autre possibilité consiste à diminuer les enjeux de pouvoir. Cette approche a plus de chance de réduire naturellement les luttes, sans forcément totalement les supprimer. Nous allons donc nous demander comment faire.


Nous avons déjà deux pistes cachées au sein même de l’organisation de la communauté. La première astuce est que le grand nombre de membres se trouvent dans une communauté et non d’une structure. Si les deux coexistent, la grande communauté gérera les opportunités et la petite structure gérera les contraintes. Les opportunités sont souvent multiples et pas forcément incompatibles entre elles. Le choix de les réaliser tient moins d’une décision collective que de l’envie de quelques personnes de “faire le travail” (par exemple ajouter un nouvel article sur Wikipedia). Beaucoup d’enjeux seront déportés au sein de la “petite” structure (l’association Wikimedia par rapport au projet Wikipedia). Le nombre réduit de personnes concernées (si possible inférieur à douze) permet de conserver notre capacité de comprendre les enjeux entre chacun des protagonistes. Même si cela ne suffit pas à résoudre les conflits de pouvoir, comprendre ce qui se passe peut certainement y aider. De plus, si la structure est positionnée non pas au-dessus, mais comme un simple secrétariat au service de la communauté, le pouvoir au sein de la structure restera limité. Au pire, la communauté pourra choisir de quitter la structure qui n’aura pas su résoudre ses problèmes internes pour s’adosser à un autre secrétariat…


La deuxième astuce dans l’organisation de la communauté, tient à la place qu’y prennent les projets collectifs. Ceux-ci nécessitent de nombreux choix et donc peuvent conduire les acteurs à influencer ces choix. Encore une fois, nous avons cherché à cantonner les décisions au sein d’une petite équipe projet dont la taille reste compatible avec nos capacités cognitives. En nous focalisant sur le troisième type de communauté (faciliter le développement de projets portés par des petites équipes), nous n’avons pas résolu le problème des enjeux de pouvoir mais cherché à les sortir de la grande communauté pour les localiser dans des petites équipes. Comme le dit Ivan Maltcheff : “plutôt que de considérer les groupes [les grandes communautés] comme des lieux où on fait quelque chose, il convient de voir le groupe comme un lieu où on va exprimer son projet personnel avec le soutien du groupe”. Ici, outre les projets personnels, nous avons également ouvert la porte à des petites équipes projets. Ponctuellement bien sûr, le projet peut faire appel aux membres de la communauté afin d’être plus nombreux lors de l’organisation d’un événement par exemple. Mais il s’agit ici pour la communauté de soutenir le projet plutôt que d’impliquer tout le monde dans ses choix stratégiques. Si nous avons organisé notre communauté pour que chaque projet qui marche apporte à la communauté et que chaque projet qui échoue ne la mette pas en danger, alors, les difficultés qui ne pourraient être surmontées par certaines des équipes ne mettront pas en péril le grand groupe...

A défaut de supprimer les enjeux de pouvoir entre les êtres humains, nous nous sommes efforcé de les cantonner à des petits groupes d’au plus douze personnes, pour rester dans les limites de nos capacité cognitives : des équipes projets ou un secrétariat. Par ailleurs, nous avons cherché à faire en sorte qu’un projet ou un secrétariat qui rencontrerait des difficultés insurmontables, n'entraîne pas la communauté dans sa chute.


Il peut rester des actions qui nécessitent un choix collectif de la communauté. Pour réduire les enjeux de pouvoir, posons nous deux questions :

  • ce que nous souhaitons se traduit-il dans une action concrète et si oui, y a-t-il des volontaires pour la mettre concrètement en oeuvre ?

  • ce que nous souhaitons se traduit-il par un document (par exemple une charte) et dans ce cas y a-t-il des volontaires pour préparer un projet qui sera soumis à la communauté de façon itérative jusqu’à parvenir à un résultat acceptable ?


Par exemple :

  • êtes vous sûr que tout le monde doit être d’accord sur comment certains organisent les rencontres ? Peut être que rien n’empêche d’avoir plusieurs types de rencontres organisées par des équipes différentes.

  • pouvez-vous accepter que certaines actions en direction de la communauté puisse être imparfaites à vos yeux ? Si non peut-être devriez vous plutôt monter une société pour apporter un “service” à des clients plutôt qu’une communauté pour permettre aux participants de déveloper des échanges ;


Dans cet ouvrage, nous avons cherché à cantonner les contraintes à une seule personne, le facilitateur qui suit les différents actions et projets ; et limiter les choix qui impliquent la communauté à ceux présentés dans la partie d’organisation ou de réorganisation pas à pas. Nous avons cherché également à ce que tous les équipes projets et même ceux qui ont des rôles sur une des quatre activités de la communauté, puisse être défaillants, sans mettre en péril la communauté. Si ce n’est pas le cas, il y a certainement de nouvelles approches à imaginer.


Au delà de nos croyances : les 4 équilibres


Nous avons vu au chapitre précédent qu’une des grandes cause de tension venait d’un problème de Logique : si l’un a raison alors l’autre à tort. Cette affirmation est inspirée du principe de non-contradiction, proposé par Platon et repris par Aristote : on ne peut affirmer à la fois une proposition et sa négation. Nous sommes tout particulièrement attaché à la cohérence et la non-contradiction dans notre culture. Nous préférons bien souvent aller dans le mur plutôt que de risquer l’incohérence ! Mais regardons d’un peu plus près ce qui nous semble une évidence. Nous comprenons implicitement que deux personnes ne peuvent pas avoir raison en même temps si elles disent des choses contradictoires. L’une d’entre elles doit avoir raison et l’autre tort. Et pourtant une affirmation différente n’est pas forcément une négation. Cela est magnifiquement illustré par la parabole des aveugles et de l’éléphant.


Exemple : la parabole des aveugles et de l’éléphant

Six hommes d'Inde, très enclins à parfaire leurs connaissances, allèrent voir un éléphant (bien que tous fussent aveugles) afin que chacun, en l'observant, puisse satisfaire sa curiosité.


Le premier s'approcha de l'éléphant et perdant pied, alla buter contre son flanc large et robuste. Il s'exclama aussitôt : "Mon Dieu ! Mais l'éléphant ressemble beaucoup à un mur!". Le second, palpant une défense, s'écria : "Oh ! qu'est-ce que cet objet si rond, si lisse et si pointu? Il ne fait aucun doute que cet éléphant extraordinaire ressemble beaucoup à une lance !". Le troisième s'avança vers l'éléphant et, saisissant par inadvertance la trompe qui se tortillait, s'écria sans hésitation : "Je vois que l'éléphant ressemble beaucoup à un serpent !". Le quatrième, de sa main fébrile, se mit à palper le genou. "De toute évidence, dit-il, cet animal fabuleux ressemble à un arbre !". Le cinquième toucha par hasard à l' oreille et dit : "Même le plus aveugle des hommes peut dire à quoi ressemble le plus l'éléphant ; nul ne peut me prouver le contraire, ce magnifique éléphant ressemble à un éventail !". Le sixième commença tout juste à tâter l'animal, la queue qui se balançait lui tomba dans la main. "Je vois, dit-il, que l'éléphant ressemble beaucoup à une corde !".


Ainsi, ces hommes d'Inde discutèrent longuement, chacun faisant valoir son opinion avec force et fermeté. Même si chacun avait partiellement raison, tous étaient dans l'erreur.


Eubulide de Millet était un adversaire d’Aristote. Il a montré grâce au paradoxe du menteur que cela n'était pas nécessairement juste : "Un homme disait qu'il était en train de mentir. Ce que l'homme disait est-il vrai ou faux ?". Ce qu’il disait ne peut être ni vrai... ni faux ! De même, comme dans la parabole de l'éléphant, il y a des affirmations qui peuvent sembler contradictoires mais sont toutes vraies. On parle alors d'antinomie. C'est particulièrement le cas, lorsque l'on cherche à avoir plusieurs points de vue différents sur un sujet.


Nous allons voir quatre groupes de deux affirmations qui nous font tourner en rond dans les choix collectifs. Pour permettre au groupe d’avancer, nous allons devoir les dépasser chacune en ne donnant l’exclusivité à aucune des deux affirmations mais plutôt en cherchant à trouver un équilibre entre elles.


1er équilibre : priorité à l’humain ou priorité à la cause. Le militantisme dans notre culture est caractérisé par un sens du sacrifice que l’on retrouve dans de nombreuses traditions (judéo-chrétienne, marxiste…). Si la défense d’une cause est tout à fait louable, elle a parfois conduit à oublier d’autres aspects plus tournés vers l’humain : la bienveillance y compris par rapport aux contradicteurs, l’acceptation d’une part d’imperfection, etc. Cette difficulté a conduit de nombreux groupes pourtant portés par de belles intentions, au dogmatisme, l’intolérance et parfois même jusqu’à la destruction du collectif. Quel équilibre allons nous construire ensemble entre “notre part du colibri” au service d’une cause et la prise en compte bienveillante des imperfections humaines ?


2ème équilibre : ce qu’on dit ou ce qu’on fait. Normalement tout le monde devrait être “cohérent” : “faire ce qu’on dit et dire ce qu’on fait”. C’est effectivement une direction à suivre au mieux, mais cette affirmation ne prend pas en compte un point crucial : nous ne sommes pas parfait ! La difficulté est amplifiée par une autre limitation de l’être humain : chacun voit mieux les incohérences de l’autre que les siennes. Au contraire même, il va chercher à se justifier en allant jusqu’au ridicule s’il le faut pour démontrer que tout sa démarche est cohérente. Ce problème est bien connu en psychologie sous le nom de “biais de confirmation”. Nous devons tendre vers le maximum de cohérence possible en toute bonne volonté. Mais nous devons également reconnaître que nous-mêmes, tout comme nos interlocuteurs sommes des humains et et donc avec une cohérence imparfaite ! Quel équilibre allons nous trouver entre la recherche de cohérence entre ce que l’on dit et ce que l’on fait et l’acceptation que ni nous ni les autres n’y arrivons parfaitement ?


3ème équilibre : identité et évolution. L’ensemble de l’Univers est à la recherche d’un équilibre entre évoluer pour s’adapter et conserver son équilibre. C’est vrai aussi bien pour les étoiles, les êtres vivants… ou les groupes. La cellule, qui est généralement considérée comme le plus simple des être vivants, dispose d’une membrane perméable. Le fondement même de la cellule est même de “séparer les eaux” : la mise en place d’une membrane distingue l’extérieur et l’intérieur. Cela permet de maintenir au sein de la cellule plusieurs paramètres autour d’un équilibre bénéfique pour l’ensemble du système. Ce phénomène s’appelle l’homéostasie. Mais la membrane doit être perméable car sans entrées et sorties la cellule ne peut s’adapter et ainsi survivre. Quel équilibre allons nous construire ensemble entre préservation d’une part suffisante d’identité et ouverture à l’évolution et à l’adaptation ?


L’équilibre du fonctionnement : objectifs ou limites. Il y a deux approches pour réguler le fonctionnement d’un groupe. La première consiste à fixer des règles à respecter (charte, “règlement intérieur”, etc.) et la deuxième à fixer une direction vers ce que l’on souhaite. On retrouve cette différence par exemple dans les approches sur éthiques. (comme cela est présenté dans l’encadré qui suit). Mais à y regarder de plus près, chacune des deux approches a ses limites : tout baser sur des règles risque de brider l’évolution qui consiste justement souvent à “dépasser certaines règles”. De l’autre coté, donner simplement des objectifs est bien illustré par la maxime “la fin justifie les moyens”. Mais cela est-il vrai à n’importe quel prix ? Un groupe devrait se fixer uniquement quelques règles comme des limites infranchissables à ne pas dépasser et quelques pistes d’objectifs comme une direction souhaitable afin de laisser entre les deux le maximum d’espace libre pour permettre au groupe d’évoluer pour s’adapter à l’imprévisible. Quel équilibre allons nous construire ensemble entre les orientations désirables, les limites à ne pas dépasser et l’espace libre pour permettre au groupe de s’inventer ?


Pour en savoir plus : deux approches “opposées” de l’éthique  

“L’éthique est une discipline philosophique portant sur les jugements de valeur”, contrairement au droit qui lui porte sur un “jugement de faits”. Même si morale et éthique ont la même étymologie signifiant “moeurs” (“mores” en latin et “ethos” en grec), nous pouvons nous servir de ces deux termes pour faire des distinctions plus subtiles. J’ai ainsi choisi, comme certains auteurs de distinguer les jugements de valeur qui sont issus d’une référence absolue (Dieu, le Cosmos…) et que nous appellerons morale ; de ceux qui sont construits par les hommes à partir de choix collectifs raisonnés et que nous appellerons éthique (nous retrouvons ici l’idée de discuter ensemble sur nous-mêmes qui forme la base de ce chapitre). Nous partirons ici du principe que les personnes impliquées dans ces choix le font en toute bonne fois, en cherchant la meilleure solution à leurs yeux.


Là où les choses se gâtent, c’est que dans la vie réelle nous nous trouvons parfois devant des circonstances contradictoires. L’un des exemples les plus connus illustre bien deux types de choix opposés qui peuvent être faits en éthique. Imaginez qu’un train n’ait plus de frein et se dirige à toute vitesse vers un groupe de dix personnes qui se trouvent sur la voie et n’auront pas le temps de s’enfuir. Vous vous trouvez près d’un aiguillage qui permettrait de dévier ce train, mais sur la deuxième voie se trouve une personne. Qu’allez-vous faire ?

  • actionner l’aiguillage et ainsi provoquer de votre fait la mort d’une personne ?

  • ou bien ne rien faire et laisser mourir dix personnes ?

Cruel dilemme !


Si vous avez fait le premier choix, vous avez eu une approche “conséquentialiste” : entre deux  maux il faut choisir le moindre quitte à tuer une personne.

Si vous avez fait le deuxième choix, vous avez opté pour le “déontologisme” : il y a des règles à ne pas dépasser comme celle de ne pas tuer. Sinon cela ouvre une faille qui peut affaiblir ce principe qui nous permet de vivre ensemble.


La tradition anglo-saxone est plutôt orientée vers le conséquentialisme, alors que les pays latins comme la France optent plutôt pour le déontologisme. Chaque approche a ses propres inconvénients, mais si nous n’avons plus de référence absolue pour dicter notre conduite, il nous faut faire le choix nous même…


Si finalement vous avez opté pour un choix, l’avez-vous fait par conviction profonde, ou bien avez-vous tenu compte de la différence entre chaque “mal” (10 morts contre un et votre choix qui n’a pas d’impact sur le choix des autres) ? Pour le savoir grossissons le trait :

  • si vous avez choisi de ne pas actionner l’aiguillage, le feriez vous si c’était l’ensemble de l’humanité qui risquerait de disparaître par votre inaction à l’exception de la personne qui se trouve sur l’autre voie (ou bien l’ensemble de la Nature si vous faites peu de cas de l’humanité…) ?

  • si vous avez choisi d’actionner l’aiguillage, le feriez vous encore si cela tuait neuf personnes pour en sauver dix et que de très nombreuses autres personnes, à coté d’aiguillages, observaient votre action, ouvrant la porte à des choix plus discutables (je peux actionner l’aiguillage pour sauver ma propre mère quitte à tuer une autre personne) ?


Aucun choix n’est parfait, nous cherchons en général à aller dans la direction qui nous semble la plus désirable tout en ne générant aucun trouble (on parle d’ataraxie) ou au moins en les réduisant le plus possible. Le choix de respecter des principes ou bien d’être “pragmatique” ne doit pas être dogmatique. Il nous faut sans doute allier le meilleur des deux :

  • définir un nombre minimal de principes comme des limites à ne pas dépasser, sachant qu’ils peuvent brider notre évolution et notre capacité d’adaptation, et même se retrouver en contradiction entre eux (faut-il aider un ami qui sombre dans l’alcool et qui ne veut pas être aidé ou bien respecter son choix et son autonomie) ;

  • définir quelques pistes de ce que nous attendons de notre action (leurs conséquences) pour nous donner une direction sans nous contraindre (que de projets arrivent à peu de résultats car ils essaient à tout prix de faire ce qu’ils ont défini au départ alors qu’ils auraient pu contourner bien des obstacles en se réorientant vers des objectifs tout aussi désirables !) ;

Entre les deux, laissons le plus de vide possible pour nous permettre de saisir les meilleures opportunités que nous rencontrerons sur notre route pour obtenir le plus de résultats possibles sans dépasser certaines limites...


Les règles du jeu pour discuter ensemble de nous-mêmes


Nous savons maintenant que converger vers une vision commune de notre propre groupe n’est pas une tâche évidente pour le groupe et pour nous même. Nous avons réduit au maximum les enjeux de pouvoir et nous avons cherché un équilibre autour des 4 grandes familles de croyances qui nous empêchent d’avancer. Il nous faut maintenant mettre cela en pratique pour échanger tous ensemble… sur nous même. Mais comment faire cela concrètement ?


Nous savons maintenant, grâce à nos 6 aveugles découvrant un éléphant que le débat contradictoire pour savoir QUI a raison peut nous conduire à une impasse.  Cela d’autant plus que nous ne  pouvons garder à l'esprit que les trois derniers éléments d'une discussion. Il est bien plus puissant de “montrer le groupe au groupe” en cartographiant la diversité des idées et des desaccords pour obtenir une vision d’ensemble. Cette approche cartographiée est même un mode de pensée particulièrement puissant, complémentaire de notre raisonnement.


Pour en savoir plus : nous avons non pas un mais deux modes de pensée

Les sciences cognitives nous apprennent que si pour penser nous utilisons notre mémoire à court terme, nous avons alors non pas un mais au moins deux modes de pensée.


Le premier mode de pensée fait appel à la « boucle phonologique » qui permet d’enchaîner des concepts en série par exemple lors de la construction de discours hypothético-déductifs. Mais cette mémoire à court terme est limitée à 3 notions. Les animaux utilisent différents langages (sonores, dansés…) mais restent limités dans leur capacité à construire un discours. L’homme au contraire a développé un vocabulaire symbolique qui lui est transmis culturellement dès le plus jeune âge et qu’il conserve dans sa mémoire à long terme. Ainsi, il lui est possible d’alimenter en continu sa boucle phonologique au fur et à mesure de la construction de la pensée et de construire un discours par l’ajout sans limite de nouvelles déductions à chaque étape de son discours. Cette pensée « rationnelle » nous a apporté non seulement un mode de communication très sophistiqué avec nos congénères mais également a permis le développement de notre intelligence.


Mais ce premier mode de pensée à des limites. La construction d’un discours est par nature linéaire (la boucle phonologie travaille en série dans le temps). Tout se passe comme si nous choisissions à chaque étape la prochaine étape d’un parcours. Nous ne pouvons pas prendre plusieurs chemins à la fois. Même si nous pouvons revenir en arrière pour essayer un nouvel embranchement, nous sommes limités dans le nombre d’essais possibles sans se perdre. Cela a des conséquences sur notre limite à penser de cette façon : nous ne pouvons pas facilement explorer tous les cheminements possibles et conservons donc notre propre « fil de pensée » tant que celui-ci n’est pas réfuté, ou plus exactement tant que nous n’acceptons pas cette réfutation. Mais il existe de nombreux domaines, comme le débat philosophique ou politique, où il n’y a pas un seul cheminement possible entre des postulats et une conclusion. Cela est particulièrement crucial dans un domaine particulier : le conflit d’intérêt. Chacun suit alors son propre cheminement. Il n’est alors possible avec ce premier mode de pensée que de gagner ou de perdre face à l’autre (la loi du plus fort, éventuellement améliorée par Sun Zu ou Machiavel pour en faire la loi du plus habile). Il est cependant également possible faire un « compromis » ne prenant que partiellement en compte chacun des deux « points de vue ».


Il existe une troisième solution qui consiste à faire converger au moins partiellement les intérêts pour trouver suffisamment de points communs (approche coopérative par la convergence d’intérêts, stratégie « Win-Win ») – ou mieux encore d’articuler des points de vue apparemment incohérents entre eux pour proposer une vision nouvelle de la question (ce que Hegel a appelé le « saut qualitatif » en dialectique). Mais cette solution fait appel à un autre mode de pensée. Nous pourrions le décrire comme la vision du plan permettant de se représenter les différents cheminements (vision allocentrée) par rapport à la vision de notre seul point de vue par rapport à l’endroit où nous nous trouvons (vision égocentrée). Une deuxième mémoire à court terme, le calepin visuo-spatial, garde à l’esprit plusieurs éléments en parallèle afin de nous aider à constituer une « carte mentale ». Elle nous permet par exemple de compter a posteriori les fenêtres d'une maison alors que nous n'en avons plus l'image devant les yeux... à condition que leur nombre soit limité. C'est également cette même mémoire de travail qui nous permet de créer de nouvelles idées en reliant deux idées anciennes que nous avons à l'esprit. Mais le calepin visuo-spatial est également limité. Son « empan mnésique » est compris entre 5 et 9. Nous sommes donc restreints, tous comme les autres animaux, à ne relier que quelques idées entre elles.


Pour aller plus loin, il faudrait pouvoir conserver dans notre mémoire à long terme, non plus une suite non ordonnée de mots symboliques pour y accoler les concepts sur lesquels nous voulons penser, mais plutôt un plan sur lequel nous pourrions avoir plusieurs centaines de « lieux de mémoire » (loci) où nous pourrions lier les notions sur lesquels nous voulons réfléchir. Nous pourrions alors construire non plus un simple cheminement logique, mais au contraire, découvrir des chemins nouveaux entre des idées qui n’avaient pour certaines pas été reliées jusqu’alors. C’est ce qui a été fait depuis les Grecs par exemple par Simonide de Ceos qui associait les personnes au plan d’une maison qu’il connaissait bien (raconté par Ciceron), en passant par les moines du Moyen Age qui utilisaient les multiples éléments à l’intérieur d’une cathédrale comme support à leur pensée, jusqu’à la Renaissance où des théâtres imaginaires (l’Idea del Teatro de Giulio Camillo) et des roues contenant des figures symboliques (Giordano Bruno) permettaient de mettre directement en relations des concepts différents. Mais après la Renaissance, cette « art de la mémoire » est tombé en désuétude, faisant  disparaître ce que l’on pourrait qualifier « d’art de penser ». Le triomphe de la pensée rationnelle (la « pensée-1 ») a occulté notre deuxième mode de pensée. Nous en avons perdu au passage, sauf à le faire naturellement jusqu’à un cetain point, la capacité de créer de la pensée par l’articulation de points de vue qui ne sont pas déductibles les un des autres, en les rassemblant sur un même territoire. Il ne s'agit pas bien sûr de balayer notre pensée rationnelle, mais plutôt de rééquilibrer notre capacité à penser en la complétant par ce deuxième mode.


Les cartes heuristiques sont particulièrement utiles pour penser dans ce sens aussi bien individuellement que collectivement (bien que la plupart soit plus adaptées à une vision arborescente où deux concepts hérités d’une idée qui leur sert de source, sont rarement reliés entre eux). Mais il nous faut aller plus loin en construisant des plans de territoires que nous conserverons en détail dans notre mémoire à long terme. Cela peut être des cartes qui nous servent pour penser individuellement comme celle de notre maison ou de notre environnement, ou bien d’autres cartes que nous partageons avec nos semblables pour construire du débat. Nous pourrons alors nous appuyer sur ces plans pour y conserver l’ensemble des éléments sur lesquels nous voulons construire de la pensée, tout comme nous nous appuyons sur notre vocabulaire symbolique – qui lui a bien été mémorisé depuis tout jeune dans notre mémoire à long terme – pour construire nos chemins de pensée, étape par étape, sous la forme de discours.


Il serait intéressant de construire des cartes communes faciles à mémoriser pour chacun. Il faut cependant sûrement éviter la tentation d’utiliser le plan d'un territoire connu (par exemple la carte des pays dans le monde) pour éviter d’associer des concepts auxquels on associe des valeurs - bonnes ou mauvaises - à des parties "habitées" de ce territoire. Les réflexions actuelles pour trouver des cartes partagées, facilement mémorisables dans notre mémoire à long terme vont dans deux directions :

  • Soit la création d’un nouveau territoire simple, régulièrement utilisé et vu aussi bien depuis une vision egocentrée (déplacement dans le territoire) qu’une vision allocentrée (« vue du ciel »). On retrouve cette approche par exemple avec la carte de la “Comté” qui permet de suivre le périple dans le Seigneur des anneaux ou dans certains jeux vidéos de stratégie. Mais ils ne sont en général pas (encore) utilisés  pour y associer des idées afin de penser.

  • Une autre piste consiste à utiliser une carte déjà connue – au moins partiellement – du plus grand nombre. Cela peut être une carte du ciel présentant les étoiles elles-mêmes rassemblées sous la forme de constellations (seules les principales sont largement connues mais il devrait être possible d’étendre cette connaissance progressivement au fur et à mesure de l’utilisation de la carte). Il faut noter cependant que la carte du ciel n’est pas la même pour les populations vivant au Nord ou au Sud de l’équateur... La carte du « corps humain » (par exemple l’homme de Léonard de Vinci) serait également un bon candidat. Elle comporte une cinquantaine de « lieux de mémoire » auxquels nous avons déjà associé un nom quelle que soit notre culture et notre niveau de connaissance. Il est possible aussi, et cela est peu connu, d’associer des idées à des cartes connues “non géographiques” comme la liste des contes, des psaumes ou encore la généalogie d’une famille racontées par les griots.


Pour faire avancer les choses : un outil pour aider les humains à penser

Je rêve d’un outil libre qui puisse s’appuyer sur les (re)découvertes présentées dans l’encadré précédent, pour nous permettre de dépasser nos limitations cognitives (l’empan mnésique de notre calepin visuospatial pour parler savant), et ainsi penser seul ou à plusieurs de façon bien plus puissante que nous ne pouvons le faire naturellement. Cela pourrait même devenir le pendant de l’invention d’un langage commun pour le premier mode de pensée, mais appliqué à notre deuxième mode de pensée, cartographié, celui qui nous permet d’avoir une vue d’ensemble et de penser la différence…


Un tel outil serait basé sur le principe des schémas heuristiques (ou mind mapping), utilisable de façon aussi simple que Freemind ou Freeplane pour prendre des notes au clavier (ces deux logiciels frères permettent d’ajouter des idées indifféremment au clavier ou avec la souris) mais avec une approche par zoom plutôt que par arborescence comme Prezi (qui lui, est un outil plutôt orienté présentation que prise de notes). Pour avoir facilement une vision d’ensemble, un tel outil présenterait sur un même écran, les contenus de 3 niveaux de zoom (au-delà on devient perdu) avec la possibilité de remonter au niveau supérieur ou de zoomer sur une idée particulière pour en présenter les idées supplémentaires.


Mais toutes les idées ne sont pas simplement arborescentes, et il peut être intéressant de présenter les sous-idées sous différentes formes : toutes au même niveau, comme une chaîne ou bien encore comme un tableau pour présenter tous les cas de figure possibles avec deux paramètres (on pourrait avoir aussi des tableaux à plus de dimensions, mais je crains que notre pauvre cerveau humain soit mal adapté à se les représenter…), cela pourrait se rapprocher de ce que fait Compendium de l’Open University).


Bien sûr la carte des idées pourrait se superposer à une carte géographique pour faciliter la mémorisation avec des outils de construction aussi puissants que ceux d’OpenStreetMap mais appliqués à des territoires qui n’existent pas ou même à la construction de cartes constituées de listes de choses connues (voir plus haut les cartes à partir de la liste des contes, des psaumes ou de la généalogie).


Pour aller plus loin, il faudrait également pouvoir naviguer dans les idées de deux autres façons telles que présenté par le concept d’anoptisme d’Olivier Auber :

  • sous la forme de chemins que l’on peut suivre d’idées en idées un peu comme des lignes de métro qui nous mènent de station en station (Prezi par exemple le permet)  ;

  • et sous la forme d’une carte sémantique permettant de relier des concepts à toutes les idées de la carte qui les utilisent (comme les mots-clés utilisés dans le Web 2.0 par exemple) ;


Cerise sur le gâteau, les idées pourraient être importées dans la carte simplement, en permettant de les attraper depuis un outil de discussion (le mail, la messagerie Facebook ou encore Twitter) ou bien directement depuis des pages Web, en les surlignant puis en les “tirant” pour les placer au bon endroit sur la carte, comme le fait le logiciel Assembl de Bluenove que j’ai aidé à développer.


Toutes les briques ainsi que la compréhension nécessaire sont là pour nous permettre de développer des outils au service de l’homme qui lui permette de dépasser ses limites cognitives et également au service des groupes pour leur permettre de développer de l’intelligence collective.


Pour permettre la construction de cette vision d’ensemble commune, nous devons repousser le choix à plus tard, pendant une deuxième phase et nous concentrer au début sur une libération “bienveillante de la parole”. Comme le dit Ivan Maltcheff : “Dissiper le brouillard sur [ce que l’on fait et ce que l’on est] consiste pour un groupe en transformation à faire du sujet de la circulation de la parole, véritable “fluide vital”, un enjeu central du projet du groupe et pas seulement un moyen pour atteindre l’objectif d’action du groupe”. Pour permettre la parole, il est donc important de libérer du temps d’écoute en donnant comme règle de ne pas interrompre et d’attendre que l’animateur de la réunion nous passe la parole explicitement. Il est également extrêmement utile de réserver des périodes de vide (sans paroles) pour permettre à chacun d’intégrer ce qui a été dit. Les participants rempliront ce vide avec de nouvelles idées. Il est très utile également que l’animateur pense à donner la parole à ceux qui ne l’ont pas encore prise.


Le fait de construire la carte de la vision d’’ensemble progressivement devant l’ensemble du groupe permet à chacun de la corriger, de la compléter et ainsi de se l’approprier. Il ne s’agit pas de “corriger l’autre” puisque nous avons proposé d’éviter les débats contradictoires, mais plutôt de permettre de corriger la façon dont notre propre contribution a été prise en compte si nous pensons qu’elle a été mal comprise. Chacun peut également compléter avec de nouvelles idées même si elles peuvent sembler en contradiction avec d’autres idées (un éléphant peut ressembler à la fois à un mur et à un serpent...).


Une fois les idées exprimées, vient le moment des prises de décisions. Jusqu’à présent, si les projets collectifs prenaient des décisions sur leur sujet propre avec le petit nombre de personnes concernées, notre grande communauté n’avait pas de choix à faire, mis à part ceux réalisés au moment de l’organisation ou la réorganisation du groupe. Mais ici, il va nous falloir faire des choix pour la communauté, parfois même dans un contexte tendu. Deux règles peuvent nous y aider.


La première règle consiste à ne pas faire un vote (49% des membres pourraient être frustrés…) ni à chercher un consensus où tout le monde serait d’accord, mais plutôt à chercher à ce que personne ne soit en total désaccord. La sociocratie parle de “décision par consentement” et l’IETF qui fabrique les standards de l’internet, de “rough consensus” ou “consensus approximatif”. Si plus personne n’a d’objection majeure et peut “vivre avec la proposition” alors lcelle-ci est adoptée. Si une personne a une objection majeure, alors le groupe travaille à une nouvelle formulation.


La deuxième règle cherche à éviter le fameux “Y a qu’à… Faut qu’on...”. Si personne n’est prêt à s’engager pour mettre en oeuvre une proposition particulière, il faut se demander si elle est réellement utile et qu’est-ce qui se passerait si on l’abandonnait. L’IETF parle de “running code” ou “un code qui fonctionne” (à partir du standard).


Pour chaque proposition qui est faite, il faut donc qu’elle ne lève plus d’objections majeures et que quelques personnes s’engagent à la mettre en oeuvre.


Exemple : la sociocratie

La sociocratie est un mode de prise de décision et de gouvernance agile qui permet à une organisation, quelle que soit sa taille — d'une famille à un pays —, de se comporter comme un organisme vivant, de s'auto-organiser. Elle est fondée sur le concept "plus aucune objection argumentée d'aucune personne" et repose sur quatre règles  :


La prise de décision par consentement

La sociocratie distingue les décisions stratégiques (qui affectent le fonctionnement de l'unité ou l'organisation du travail) et les décisions opérationnelles (le travail au quotidien). Pour des raisons d'efficacité, seules les premières sont prises par consentement. Il y a consentement quand personne n'a d'objection importante et raisonnable. Quand une objection est émise dans un groupe sociocratique, la personne qui a émis l'objection et les autres membres du groupe travaillent ensemble à la lever. S'ils y arrivent, la décision est prise ; sinon un processus d'escalade dans la structure de l'organisation évite le blocage.


Les cercles

La sociocratie maintient la structure opérationnelle existante d'une organisation. À chaque élément de cette structure, elle rajoute en parallèle un cercle chargé de la prise des décisions politiques. Toute personne appartenant à la structure opérationnelle est membre de droit du cercle correspondant. Des cercles ad hoc peuvent être créés pour résoudre des problèmes spécifiques. Chaque cercle établit ses propres règles de fonctionnement sur le principe du consentement de ses membres. Un cercle a pour mandat de réaliser la mission de l'unité de travail, d'améliorer constamment la qualité de sa production et d'assurer sa pérennité par l'éducation permanente de ses membres.


Le double lien

Dans une organisation gérée de manière traditionnelle, le responsable d'une unité assure à la fois la communication descendante (les directives venant des niveaux supérieurs de l'organisation) et la communication ascendante (le retour des informations de la base vers les niveaux supérieurs). Assurer simultanément ces deux rôles est difficile et source de confusion.


La sociocratie établit un double lien entre chaque cercle et son cercle de niveau supérieur. Le responsable de l'unité opérationnelle est choisi par le cercle de niveau supérieur. Une deuxième personne, obligatoirement distincte de la précédente, est choisie par le cercle pour participer au cercle de niveau supérieur et donner ou non son consentement aux décisions qui y sont prises. Ces deux personnes sont membres à part entière des deux cercles.


L’élection sans candidat

Le choix et l'affectation des personnes dans une fonction ou la délégation d'une tâche à un membre du cercle s'effectue par un processus de vote sans candidat déclaré. Chaque membre du cercle propose la personne qu'il estime la plus adaptée à la fonction, puis justifie son choix. Le facilitateur du cercle propose alors un candidat qui est accepté ou non par consentement.


Même si elle est élaborée en tenant compte de concepts complexes issus de la cybernétique et des théories de la communication, la sociocratie est extrêmement simple : elle a pu être utilisée par des enfants dans des écoles ou par des parlements de village en Inde. Cette simplicité permet de l'installer dans une organisation avec un minimum de formation.



Exemple : L’Internet Engineering Task Force (IETF)

L’IETF est un groupe informel et auto-organisé dont les membres contribuent à l'ingénierie et à l'évolution des technologies de l'Internet. C'est la principale structure engagée dans l’élaboration des spécifications pour les nouveaux standards de l'Internet. L’IETF est atypique dans la mesure où elle est constituée d'une série d'événements, sans cadre statutaire ni conseil d'administration, sans membres ni adhésion.


L’IETF travaille selon un processus ouvert et selon un consensus approximatif. Cela s’applique à tous les aspects du fonctionnement de l’IETF, y compris à la création de documents IETF et aux décisions sur les processus qui sont utilisés. Mais l’IETF observe également avec intérêt les expériences et le code mis en oeuvre à partir de ses standards, et cela devrait aussi s’appliquer aux processus opérationnels de l’organisation.


La règle générale pour aboutir sur un sujet en cours de discussion est de parvenir à un consensus approximatif, ce qui signifie qu'une très large majorité des personnes concernées par le débat approuvent la décision. Le consensus approximatif a été défini de différentes façons. L’une des plus simples est qu’à chaque fois qu’il y a une objection sérieuse, il faudra en débattre jusqu'à ce que la majorité se rende compte du non fondement de l’objection.


L’un des principes les plus cités de l’IETF est « les standards mis en oeuvre l’emportent ». Ainsi vous pouvez aider un standard à devenir plus répandu en créant davantage de code mettant en oeuvre ses règles. Les spécifications des standards IETF ne sont pas considérées satisfaisantes jusqu’à ce que des applications indépendantes et interopérables aient été démontrées.


C’est parti ! Parlons ensemble de nous pour aller plus loin


Nous avons maintenant tous les éléments pour notre réunion de la communauté sur sa propre organisation. Il est plus facile de traiter de ce sujet lors d’une rencontre synchrone (de préférence en présentiel, sinon à distance). Nous allons voir 4 moments pour le démarrage de la réunion et 4 étapes dans le coeur de la réunion proprement dit. De préférence invitez l’ensemble de la communauté (vous aurez probablement environ 10% de participants) et surtout faites un retour au reste de la communauté de ce qui ce sera passé (les observateurs sont vos amis… ).


Pour cette rencontre, vous aurez besoin d’un animateur qui sera en position “Meta” pour observer ce qui se passe, les tensions, les enjeux… Pour cela il devra accepter de ne pas prendre directement part aux échanges, de rester neutre et de faire en sorte que la parole circule. L’animateur de la réunion peut être extérieur à la communauté si vous le souhaitez ou si la situation est difficile. Mais il devra bien maîtriser les différents aspects présentés dans ce chapitre. Il pourra être aidé par une personne prenant des notes pour “montrer le groupe au groupe”. Les notes doivent idéalement être visibles par tous pendant la réunion. Elles peuvent être prises :

  • sur un paperboard (mais il est difficile de réorganiser les idées en continu) ;

  • sur des post-its (plus faciles à réorganiser mais moins visibles de loin) ;

  • sur un tableau blanc (ce qui permet de déplacer les idées pour en rapprocher certaines) ;

  • sur un logiciel de schéma heuristique ou un pad projeté grâce à un vidéoprojecteur (idéal) ;


A faire : préparez votre rencontre sur le fonctionnement de la communauté

Préparez un ordre du jour, éventuellement des transparents avec chaque étape, mais aussi :

  • Les 4 règles et les 4 équilibres à afficher aux yeux de tous ;

  • un moyen  de prendre des notes visibles par tous (tableau blanc, vidéoprojecteur


Le démarrage de la rencontre


L’animateur commence par rappeler tous ceux qui ne sont pas là et qui seront impactés par ce qui va se dire, afin de montrer aux participants qu’au delà des aspects personnels, ils font cela pour tous (sans compter ceux qui pourraient bénéficier de la communauté dans le futur…).


Météo intérieure : faites un tour de table où chaque participant indique en quelques mots comment il se sent ici et maintenant. Cela permet de se connecter à chacun et d’exprimer les tensions, même si elles viennent de conditions extérieures au groupe.


Règles du jeu : l’animateur expose les règles qui peuvent en plus être affichées aux yeux de tous

  1. Toutes les idées y compris celles en désaccord seront notés pour avoir une vue d’ensemble (ce qui est bien plus efficace qu’un débat contradictoire “j’ai raison tu as tort”) ;

  2. Ajoutez ou complétez, mais ne supprimez pas d’idées à ce stade. Mêmes les idées qui peuvent sembler stupides ne le sont peut être pas. Elles peuvent même inspirer d’autres idées ;

  3. Un choix devient collectif lorsqu’il n’y a plus d’objection majeure. Même si on n’est pas à 100% d’accord, chacun doit pouvoir vivre avec ce choix ;

  4. Un choix collectif peut devenir une décision si quelques personnes sont prêtes à s’engager pour le mettre en oeuvre (sinon, voir si on peut faire d’une autre manière ?) ;


Les 4 équilibres à rechercher pendant la réunion

L’animateur raconte en trois minutes la parabole des aveugles et de l’éléphant afin de donner des références communes à chacun et propose 4 équilibres à trouver qui peuvent également être affichés dans la salle pour y revenir plus facilement) :

  • soyons au service de notre cause mais n’oublions pas que nous sommes tous humains et imparfaits ;

  • essayons d’être le plus cohérent possible avec ce que l’on dit, mais bienveillant en prenant conscience que ni nous ni personne n’y arrive complètement ;

  • sachons au mieux préserver l’identité de notre communauté tout en évoluant pour nous adapter aux nouvelles circonstances ;

  • définissons de façon minimale les orientations désirables et les limites à ne pas dépasser, tout en laissant le maximum d’espace libre pour permettre au groupe de continuer de s’inventer ;


Le corps de la rencontre


L’animateur prend en charge le passage explicite de la parole en veillant à sa circulation pour que chacun puisse s’exprimer. Il peut aussi ménager des périodes de vide, sans paroles, pour aider à recentrer ou pour atténuer les tensions qui peuvent se faire jour.


La discussion se fait en 4 étapes, chacune à partir d’une question. Toutes les idées sont notées et réorganisées au fur et à mesure en cherchant à faire apparaître une vision d’ensemble (y compris sur les désaccords) :

  1. Que se passerait-il si le on n’arrivait pas à résoudre le problème ou même si le groupe venait à disparaître ? (cette discussion révèle les attachements, les motivations et les dépendances qui sont normaux mais dont il est important de prendre conscience. D’ailleurs tous les groupes ont une durée déterminée...) ;

  2. A quoi ressemblerait notre communauté idéale si on avait une baguette magique qui nous permettrait de tout faire (cette étape est importante pour que notre cerveau ne juxtapose et mélange le problème et les solutions concrètes qui seront discutées. Elle permet une question intermédiaire, qui en plus est plutôt agréable à discuter...) ;

  3. Que pourrions nous faire pour nous rapprocher de cette situation idéale ? (à ce stade, on met tout sur la table sans sélectionner) ;

  4. Comment nous organiser pour mettre en place ces idées ? Là il va nous falloir faire des choix (voir les règles 3 et 4). On peut y associer quelques questions complémentaires :

    1. Peut-on réduire les enjeux pour la communauté (en les délégant à une équipe  projet ou à un secrétariat) ?

    2. Peut-on réduire l’impact que cela aurait sur la communauté si ce projet n’était pas à la hauteur de nos espérances ?

    3. Qui est prêt à s’engager sur ce projet ? Si personne n’est prêt, peut-on organiser les choses autrement sans ce projet ou différemment pour qu’il motive certains ?


La conclusion de la rencontre


Pour clôturer la rencontre, vous pouvez faire deux dernières choses :

  • rappeler les actions et engagements, et demander à ceux qui les ont pris de confirmer ;

  • proposer aux membres qui le souhaitent de faire un “rapport d’étonnement” : qu’est-ce qu’ils ont appris ? Qu’est ce qui les a intéressé, étonné ?


Et ensuite ?


Ensuite ? Et bien fêtez cela !!!

Vous l’avez bien mérité... tous ensemble. En aidant à mettre en place un environnement favorable pour des projets, vous avez fait votre “part du Collibri”. En contribuant au développement d’une grande communauté pour favoriser l’échange et l’entraide, vous apportez votre pierre pour construire demain. En arrivant, même imparfaitement, à échanger ensemble pour améliorer le groupe, vous lui donnez plus de chance  de vivre et se développer. Alors oui vraiment, vous avez bien mérité de fêter cela ! Sans compter que le plaisir et la convivialité sont des moteurs extraordinaires pour les communautés.


Retrouvez tous les épisodes publiés ainsi que d'autres contenus sur http://tinyurl.com/animapproches et échangez sur https://lite6.framapad.org/p/animapproches

Rendez-vous le 17 juin pour le prochain épisode : En guise de conclusion : aidez nous à vous aider

Répondre à cet article