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Avant de tenter une synthèse, nous allons terminer notre série de billets sur l'émergence et les sciences de la complexité par une mise en perspective de la notion d'émergence, face au réductionnisme utilisé habituellement en science et au vitalisme par exemple de Bergson.

Le réductionnisme

La démarche scientifique est basée sur une double approche : une analyse par décomposition en éléments plus simples et une synthèse pour retrouver les propriétés d'ensemble à partir de la somme des interactions entre les éléments. Mais comme nous l'avons vu dans un précédent billet, le succès pour la synthèse est bien plus mitigé que dans l'analyse. Cette approche par décomposition, le réductionnisme, a permis cependant de très beau succès à la science.

Comme nous l'avons vu, lorsque les composants interagissent entre eux, "le tout est plus que la somme des parties". La partie synthèse de l'approche réductionnisme n'est plus suffisante pour retrouver les règles globales (les qualités secondes), à partir des règles appliquées à chacune des parties (les qualités premières). C'est en biologie que s'est principalement développé le débat entre réductionnisme et holisme.

Le vitalisme

Si le tout est plus que la somme des parties, alors il faut savoir où se trouve ce quelque chose de plus. Les vitalistes considèrent que cela est du à des propriétés non matérielles : « Soit deux objets qui sont des copies exactes l’un de l’autre à l’atome près. Physiquement identiques, sont-ils nécessairement identiques quant à leurs propriétés biologiques. Par exemple si l’un est vivant, l’autre l’est-il aussi ? […] Un matérialiste répondra oui ; un vitaliste, non » (Elliot Sober, professeur de philosophie à l’Université du Wisconsin aux USA). Pour les vitalistes, il existe un "point de contingence" où la mécanique perd ses droits.

Le vitalisme est à la philosophie de la biologie ce que le dualisme de René Descartes est à la philosophie de l'esprit : Descartes pense que l'esprit est constitué d'une substance immatérielle distincte du corps matériel, alors que le Spinoza considère, avec l'approche moniste, qu'il n'y a qu'une seule substance que l'on peut observer (partiellement à chaque fois) sous des facettes différentes.

L'émergence, entre réductionnisme et vitalisme

Le terme « émergentisme » a été introduit dans la langue anglaise au XIXème siècle par George Henry Lewes (le mari de la romancière George Eliot). Il était très influencé par le positivisme d’Auguste Comte. L’émergentisme est devenu une école de pensée dont le but était, d'une part, d’éviter les erreurs du réductionnisme, et d’autre part, de refuser le vitalisme. Il a été développé par John Stuart Mill, Samuel Alexander, Conwy Loyd Morgan et Charlie Dunbar Broad. Ce dernier utilise le concept de l’émergence pour sortir du débat entre vitalistes et mécanistes (1925).

« Dualistes et vitalistes rejettent ensemble le principe « pas de différence sans différence physique » (et donc la thèse de la survenance). Les émergentistes (et les réductionnistes), eux, adhèrent à ce principe » (Elliot Sober, professeur de philosophie à l’Université du Wisconsin aux USA). Mais les émergentistes adhèrent à la formule « le tout est plus que la somme des parties » alors que les réductionnistes non. Les théories émergentistes cependant, loin de récuser le réductionnisme comme tel, en font simplement apparaître les limitations et le transforment en idéal inaccessible.

La survenance

Une des façons de distinguer l'approche émergentiste est d'introduire la notion de survenance ou de détermination physique (supervenience en anglais) :
Thèse selon laquelle les propriétés biologiques mais aussi les propriétés psychologiques surviennent sur les propriétés physiques.
Ce terme a été introduit au XXème siècle par l’éthicien anglais Richard Mervyn Hare. En philosophie, le terme survenance revêt un caractère contraire au sens ordinaire qu’il avait au XIXème siècle (une propriété qui s’ajoute, quelques chose de nouveau ou d’inattendu). La thèse de la survenance est acceptée par les émergentistes et par les réductionnistes mais elle est rejetée par les dualistes et les vitalistes.

Le réalisme de la forme

Les théories de l'émergence considèrent donc « [qu']un monde existe « a priori » : celui des objets macroscopiques que nous rencontrons tous les jours » (René Thom). Pour arriver à décrire ces objets, nous ne pouvons plus nous contenter de prendre en compte leurs constituants. Au contraire, les mathématiques qui décrivent les liens entre ces constituants ne sont pas simplement un instrument mais sont inscrites dans la nature elle-même.
« On n’a pas besoin de longues observations pour se convaincre que la nature a inventé les mathématiques avant l’homme. Les physiciens dégagent les mathématiques implicites dans la nature en découvrant les symétries cachées. Les mathématiciens en font systématiquement la théorie » (Jean Largeault, philosophe des sciences).
Finalement, le "tout est peut être plus que la somme des parties", mais il n'est pas nécessaire pour autant de chercher au-delà des propriétés physiques ce qui s'ajoute. Nous pourrions dire que "le tout est la combinaison des parties et des règles qui les relient".

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