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Nous avons vu qu'il fallait prendre en compte trois facettes dans les phénomènes complexes : constituants, règles et phénomènes globaux. Nous avons regardé plus précisément quelques concepts utiles pour parler des règles, nous allons voir aujourd'hui ce qui se passe au niveau global

A ce niveau apparaissent, se transforment et disparaissent des formes. Il existe plusieurs théories pour parler de ces phénomènes, les deux principales sont la théorie des de et la de . Pour ces théories, une forme apparaît dans un milieu à partir d'une situation globale d'instabilité ou plutôt de metastabilité.

L'apparition de structures dissipatives

Comme nous l'avons vu dans un précédent billet, les structures dissipatives sont des systèmes loin de l'équilibre. Pour le rester elles empruntent de l'énergie au milieu extérieur. Les systèmes traversés par cette énergie, sont donc au-delà de la thermodynamique (qui étudie les systèmes stables sans influence de milieu extérieur). On observe alors l'émergence de phénomènes d'auto-organisation.

L'exemple typique souvent donné est celui des cellules de qui ont été découvertes en 1900 par Henri Bénard. Dans un liquide dilatable et homogène, placé dans le champ de la pesanteur et dont le bas est plus chaud que le haut, on observe une mise en mouvement à partir d'une certaine différence de température : sous l'effet de la chaleur, les parties situées au fond se dilatent et deviennent moins dense. Elles ont donc tendance à monter. Les parties du haut, plus froides et plus denses, ont au contraire tendance à redescendre (on parle de forces de convection). Cette tendance est contrariée par les forces de viscosité du liquide. Mais dès que la différence de température devient suffisante, les forces de viscosité sont supplantées par les forces de convection et le liquide se structure en grande cellules verticales tournantes. Un tel système dans un état metastable est très sensible aux petites perturbations : un courant microscopique, au lieu de s'amortir, s'amplifie pour devenir un ordre macroscopique.

Une structure dissipative n'est donc rien d'autre qu'une fluctuation géante élargie au niveau du système entier, le niveau intermédiaire atteint la taille du système complet en repoussant le seuil de validité des statistiques. Une fluctuation, influencée à la fois par les phénomènes locaux et globaux, est par nature imprévisible. On parle de : un état homogène est remplacé par un nouvel état hétérogène moins symétrique que le précédent.

Un des aspects les plus remarquables des structures dissipatives est « la cohérence du système dans son ensemble. Au-delà de la première bifurcation, le système semble se comporter comme un tout, comme s’il était le siège de forces de longue portée » ().

Le livre « la nouvelle alliance » de Ilya Prigogine et Isabelle Stengers prophétise l’avènement d’une nouvelle science entre physique et histoire, fondée sur la théorie des structures dissipatives.

La théorie des catastrophes

Dans la théorie des catastrophes, l'instabilité est mathématique et non plus thermodynamique comme dans la théorie des structures dissipatives : une fonction qui dépend d'une ou de plusieurs variables peut devenir instable au voisinage d'un point critique dégénéré (où la dérivé seconde s'annule).

On appelle ses fonctions des "singularités dégénérées". Elles sont instables car une petite perturbation - par exemple en ajoutant un terme à la fonction - engendre une nouvelle fonction dont les caractéristiques topologiques sont totalement différentes de la précédente. Pour René Thom, une auto-organisation globale (une morphogénèse), est crée par une singularité dégénérée qui correspond au "potentiel organisateur" de la catastrophe.

La théorie des catastrophe définit la totalité des perturbations dont une singularité données peut être le siège. Il s'agit donc d'une théorie déterministe qui récuse toute idée d'ordre par le bruit car une singularité dégénérée détermine son propre déploiement.

La théorie des catastrophes ne conduit pas directement à un résultat observable mais plutôt à une structure géométrique qui permet de rendre compte des discontinuités du fonctionnement du système. Chaque fonction possède un ou plusieurs :
  • Si cet état attracteur est stable le processus sera régulier et il n'y aura pas de discontinuité et donc pas de forme,
  • Si cet état attracteur est instable il y aura discontinuité et donc apparition de formes au niveau global (morphogénèse). Le non-équilibre est un facteur de différentiation et d'organisation.
Le formes ne sont finalement rien d'autre que des réponses apportées par un système à l'apparition d'une situation d'instabilité. Outre l'instabilité d'un attracteur, on peut aussi prendre en compte le nombre d'attracteurs : une trajectoire peut devenir chaotique dans un système multistationnaire.

Le nombre de types de perturbations (de types de catastrophes) et donc le nombre de morphologies sont fonction de la dimension de l’espace sur lequel elles sont définies. Dans l’espace ordinaire à 4 dimensions on ne peut rencontrer génériquement que sept potentiels organisateurs correspondants à sept types de catastrophe :
pli, fronce, queue d’aronde, papillon, ombilic hyperbolique, ombilic elliptique, ombilic parabolique.
Le modèle des catastrophes doit être considéré « comme un langage, une méthode […] qui offrent aux phénomènes un début d’explications qui les rende intelligibles » (René Thom).

La forme est indépendante du substrat

Une des particularités des théories morphogénétiques telles que la théorie des catastrophes ou celle des structures dissipatives est qu'elles sont indépendantes du substrat ou du type de forces : Les règles vont être les mêmes pour un fluide chauffé, un réseau d'agents logiciels, une termitières ou un groupe humain... Il semble que la matière à ses lois et que les formes en ont d'autres.

Le scientifique peut donc étudier grâce aux théories morphogénétiques le fonctionnement de "boites noires" sans avoir à connaître leur mécanisme interne. Nous avons vu ce type de particularité déjà lorsque nous avons dit qu'au delà du seuil de validité des statistiques il était possible de faire abstraction de ce qui se passe au niveau local. Ici, on découvre des règles qui, au contraire, rendent possible l'influence d'une perturbation locale pour modifier le système global (la théorie du ). Mais, par contre il est possible de faire abstraction de la "structure" des constituants et des règles de bases pour parler de l'émergence de structures globales (les formes).

Cette idée de l’indépendance du monde des formes n’est pas nouvelle. Elle a inspirée D’Arcy Wentworth Thompson, biologiste et helléniste écossais (1860-1948) auteur en 1917 de « on Growth and Form ». Il y étudie une multitude de formes de la nature animée et inanimée et les explique par un principe d’extrémalité ou d’optimalité. Il prend entre autre l’exemple de la bulle de savon. La sphère est une réponse globale à un problème simple de géométrie : étant donner un volume, déterminer la surface d’aire minimale contenant ce volume.

Cette approche morphogénétique permet d'établir des formes globales en fonction de règles particulières (existence d'un, deux ou plusieurs attracteurs instables créant une instabilité mathématique ou bien existence d'un gradient d'énergie créant une instabilité thermodynamique). Ces formes résultent de fluctuations locales imprévisible. L'approche morphogénétique est donc entièrement déterministe mais le plus souvent non prévisible. Le réductionnisme n'est pas nié mais y fait figure d'idéal inaccessible.

« Loin de l’équilibre, un régime de fonctionnement peut ressembler à une organisation parce qu’il résulte de l’amplification d’une déviation microscopique qui « au bon moment », a privilégié une voie réactionnelle au détriment d’autres voies également possibles. Les comportements individuels peuvent donc en certaines circonstances, jouer un rôle décisif. » (Prigogine).

D’après Alain Boutot, la révolution morphologique, in Sciences et Avenir 143 H « l’énigme de l’émergence », juillet/août 2005.

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