Le calcul approximatif
Pour qu'une valeur soit mesurable, il faut qu'elle puisse avoir un étalon qui permette une comparaison précise. C'est le cas de la monnaie par exemple en économie classique, ce n'est pas le cas en contre partie dans "l'estime" utilisée en économie du don. Pourtant, d'une certaine manière, l'estime remplie le rôle de la monnaie en économie du don (bien qu'elle soit globale car pouvant être donnée par tout le groupe, et qu'elle ne soit qu'évaluable et non mesurable. Par contre, l'estime qui permet par la suite d'obtenir des contre parties n'est pas beaucoup plus virtuelle que la monnaie actuelle qui est basée sur la confiance).
Il faut distinguer entre les deux modes de calculs et les succès de notre "calcul précis" ont éclipsé les intérêts dans le calcul approximatif.
Les travaux de chercheurs du CNRS et de l'Inserm (Pierre Pica, Cathy Lemer, Véronique Izard et Stanislas Dahaene) ont permis de distinguer ces deux capacités de calcul chez les Mundurucus, des indiens d'Amazonie qui ne disposent de nom que pour les chiffres jusqu'à quatre ou cinq (revue Science du 15 octobre 2004). Les résultats montrent que les Mundurucus ont des difficultés pour des opérations élémentaires avec des quantités exactes mais disposent des mêmes capacités que nous pour le "calcul approximatif" (par exemple une vidéo montre une vingtaine de graines tombant dans une boite, puis s'y ajoutent une trentaine d'autres graines, et le participant doit juger si le total fait plus ou moins qu'un autre ensemble par exemple d'une quarantaine de graines).
Cette limitation à cinq semble venir de la manière de compter des Mundurucus qui utilisent unetechnique rudimentaire basée sur les doigts de la main et les orteils.
La conclusion de cette étude montre que la compétence d'approximation numérique est une compétence cognitive basique qui pourrait être indépendante du langage. Elle s'oppose aux conclusions des recherches de l'américain Peter Gordon réalisé sur les Pirahãs (une tribu d'à peine deux cents personnes), selon lesquelles les capacités des indiens sont incommensurablement différentes des nôtres. Les Pirahãs n'ont que trois mots pour désigner les nombres, et ne disposent pas de mots pour désigner les couleurs. Pour communiquer, ils utilisent aussi des chants et des sifflements et changent souvent de nom pour éviter que les esprits ne s'en emparent. Ils ignorent les récits historiques et mythologiques. les Pirahãs ne veulent rien faire comme les autres et rejettent toute oidée d'abstraction pour conserver farouchement leur identité (hypothèse de Daniel Everett qui, avec sa femme Kerren, a étudié les Pirahãs pendant vingt sept année, et qui s'oppose aux conclusions du linguiste Peter Gordon, de l'université de Columbia). Elle contredit également l'affirmation selon laquelle les compétences varient d'un peuple à l'autre en fonction de la capacité d'expression de leur langue (hypothèse de Spir/Whorf formulée au début du XXème siècle). Cette théorie du determinisme linguistique a depuis longtemps été délaissée, notamment après les travaux de Noam Chomsky; Au contraire, on pense aujourd'hui que toutes les langues du monde reposent sur les mêmes grands principes, une sorte de gramaire universelle, inscrite au fond du cerveau de chaque être humain.
Voir
- Sur les Mundurucus : "Un, deux, trois, quatre, cinq... et après ? - http://www.techno-science.net/index.php?onglet=news&news=376
- Sur les Pirahãs : "le pays où l'on ne sait pas compter jusqu'à trois" - http://www.futura-sciences.com/sinformer/n/news4229.php
Rubrique : complexité
Par J-M Cornu | Avant | 26/12/2004 09:54 | Après | Complexité | 7 commentaires | Lu 10049 fois |
par Cornu, le Samedi 25 Mars 2006, 09:54
Bonjour,Répondre à ce commentaire
Je pense que la limitation à cinq des Munduruku (et peut être du changement de cas de langues slaves) est plutôt dû à la limitation cognitive qui fait que nous avons cinq zones neuronales dans notre cerveau (comme les corbeaux...) qui nous permettent de prendre en compte de façon séparée 5 choses sans avoir besoin d'utiliser une abstraction. Le langage nous a permis de dépasser cette limitation en associant plusieurs choses à des noms de nombre. C'est d'ailleurs une des techniques de mémorisation enseignée que d'associer un item d'une liste (par exemple une chose à acheter dans une liste de course) à quelque chose qui nous fait penser à un nombre (une autre façon de limiter notre capacité à lister plus que cinq choses est de "chaîner" par association d'idée les choses entre elles (c'est une autre technique de mémorisation). Ainsi pour chaque objet de la liste on retrouve celle qui précède et celle qui suit et de proche en proche on peut retrouver n'importe quel élément de la liste même si le nombre de choses à garder en mémoire dépasse cinq...
Alors quel rapport avec les cinq doigts de la main ? Je ne sais pas s'il y en a un. Le fait que nous puissions nous appuyer sur ne association entre un élément d'une liste et un doigt d'une de nos main est peut être quelque chose qui a poussé la nature à nous faire "maîtriser" et à créer cinq zones neuronales pour cela mais dans ce cas cela ne serait valable que pour les hommes et peut être certains animaux. Mais les corbeaux ne semblent pas compter sur les doigts de leurs pattes :-)
En tout cas je trouve votre exemple sur le slovène extrêmement intéressant ! Le fait qu'en plus le genre prend en compte l'indéterminé me semble extrêmement pertinent. en effet il existe des grandeurs non mesurables (dénombrables ou non dénombrables) par exemple toutes les valeurs "internes" à une personne : L'estime que vous avez pour une personne (par exemple les chercheurs sur les Munduruku ;-) et l'estime que je peux avoir pour cette même personne ne peut pas être comparée de façon précise car nous ne pouvons pas avoir d'étalon de mesure extérieur à nous deux pour dire que vous avez 7,4 points d'estime et moi 7,2... Nous sommes donc obligé de recourir à du calcul approximatif (beaucoup, pas beaucoup, plus, moins...).
Du coup je trouve l'approche du Slovène que vous présentez (et peut être d'autres langues slaves ?) incroyablement pertinente par rapport à des choses que nous avons perdu :C'est passionant de voir que le Slovène a conserver ces différentes compréhensions qui me semblent manquer très cruellement dans notre civilisation occidentale. Galilée disait "mesure ce qui est mesurable et rend mesurable ce qui n'est pas mesurable". La première partie de la phrase me semble le fondement de notre civilisation et la deuxième partie de la phrase... le fondement de notre incapacité à prendre en compte de nombreux aspects (valeur "internes" subjectives, complexité...)
- Elle fait la différence entre le deux et le pluriel (grâce à la distinction duel - pluriel) ce qui introduit la notion de complexité en mathématique au-delà de deux objets en interaction.
- Elle distingue les nombres avant cinq (dénombrables "naturellement" sans avoir besoin de faire appel au symbolisme du langage) et les au-delà de cinq (grâce à la distinction pluriel - génitif) ce qui est fondamental pour comprendre nos limitations cognitives à comprendre la complexité en voyant à la fois l'aspect local (on est limité le plus souvent à 5) et le niveau global (les statistiques sont rarement pertinentes en dessous de 1000). Il existe donc une zone "intermédiaire" qui est invisible à notre compréhension.
- Et elle fait même la distinction entre l'indéterminé dénombrable et le non dénombrable (du lait)
Les langues slaves semblent avoir gardé ce que nous avons perdu. Il va falloir que je regarde cela de plus prêt. En tout cas, merci beaucoup pour votre commentaire.
Commentaires
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