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Extrait du livre "tirer profit du don : pour soi, pour la société, pour l'économie".

Dans un petit groupe, par exemple dans une famille, le don, tout comme l’échange, est naturel. Il nous semblerait totalement ridicule qu’une mère demande à son enfant de lui rembourser tout ce qu’elle lui a donné alors qu’il était jeune ! Nous n’avons pas besoin non plus, dans un petit groupe d’amis, de tenir le compte de ce que nous faisons les uns pour les autres. Nos capacités cognitives sont suffisantes pour nous permettre d’avoir une appréciation de ce chacun fait pour l’autre, tout au moins de façon approximative. Le don, tout comme l’échange d’ailleurs, est donc une faculté naturelle. Mais elle est limitée par la taille du groupe. Lorsque le nombre de personnes de notre entourage dépasse une certaine limite, nous ne sommes plus capables d’appréhender la communauté dans son ensemble et d’y interagir naturellement, par le don ou l’échange, sans recourir à des mécanismes que nous devons inventer.

1- À la recherche de la taille limite de notre réseau social

L’anthropologue britannique Robin Dunbar s’est intéressé à la relation entre la taille du néocortex de 38 espèces de singes et la taille des groupes respectifs dans lesquels ils vivaient [1]. De façon étonnante, il a trouvé une corrélation entre ces deux éléments. Il a ensuite extrapolé cette approche à l’être humain pour en déduire que la limite naturelle de la taille du réseau social d’un humain était de 148, nombre qui, généralement arrondit à 150, est appelé le « nombre de Dunbar ». Ce nombre correspond à la taille des villages d’éleveurs-cultivateurs au Néolithique, et se retrouve encore aujourd’hui dans la taille des réseaux sociaux [2]. Ce nombre – que Dunbar considère malgré tout comme assez approximatif – détermine donc le nombre de personnes avec lesquelles nous pouvons facilement socialiser sans avoir besoin d’un outil (par exemple, la « liste d’amis » sur Facebook, ou simplement notre carnet d’adresses, qui nous permet parfois d’être en contact avec bien plus de personnes dont on se souvient…).
 

Pour en savoir plus : Quelques limites de notre cerveau

Notre cerveau est coutumier de ces limites que nous avons parfois du mal à voir nous-mêmes. Nous sommes bien plus à l’aise pour connaître nos frontières plutôt que nos capacités. Prenez une photo avec un groupe de personnes, regardez-la puis cachez-la. Demandez-vous alors – a posteriori – combien y avait-il de monde sur cette photo. Si vous n’avez pas cherché à compter pendant que vous regardiez la photo, il va vous falloir compter les personnes une fois que vous n’avez plus l’image devant les yeux. Il y a fort à parier alors que si ce nombre est inférieur à cinq, vous pourrez y arriver facilement, au-delà de neuf, vous ne pourrez donner qu’un nombre approximatif qui, accidentellement, peut tomber juste… Entre cinq et neuf, certains d’entre nous arriverons à compter après coup, d’autres non, cela dépend de la taille d’une de nos mémoires de travail [3] et aussi du nombre de choses qui encombrent déjà notre tête… Cela est valable pour les personnes, les objets, mais aussi les idées et concepts avec lesquels nous pensons. Ainsi, notre capacité à conserver des idées en tête pour les relier ensuite est limitée à « sept plus ou moins deux » [4]. Sans outils ou méthodes, nous avons du mal à aller plus loin [5]. 
 
Lorsque les idées sont cette fois liées sous la forme d’une chaîne pour former un discours, nous ne pouvons en conserver à l’esprit que trois. Il s’agit d’une autre limite de notre cognition [6]. Cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas enchaîner plus de trois idées, puisque nous avons plutôt tendance à ne jamais nous arrêter de parler… Cela veut dire que nous utilisons un instrument – le langage symbolique – pour nous permettre de dépasser nos limitations cognitives, contrairement aux animaux qui restent limités dans leur propre langage.
 

Le nombre de Dunbar serait-il donc la limite de notre capacité naturelle à donner et échanger ? Dans les faits, on observe plutôt ce type de comportement au sein de petits groupes d’une douzaine de personnes maximum : une famille, un groupe humain avant la constitution des villages au Néolithique, mais aussi au travail, dans une équipe sportive ou encore dans un groupe de réflexion… Jean-François Noubel parle d’intelligence collective originelle [7]. Bien sûr un orchestre rassemble plus de 10 musiciens et peut aller jusqu’à plus de 100 pour un grand orchestre symphonique. Il est alors nécessaire d’avoir un chef d’orchestre, une personne sur laquelle tous les musiciens doivent se focaliser pour jouer ensemble. Les petits orchestres de Jazz qui n’ont personne pour assurer la direction, contrairement aux big bands, restent limités à une douzaine de personnes. Pour comprendre cette différence, nous allons devoir regarder plus en détail notre relation au groupe.

2– Observer chaque membre du groupe ou chaque interaction entre les membres ?

Y a-t-il une relation entre ces deux nombres qui déterminent les limites de l’être humain, le nombre de Dundbar, aux alentours de 150, et la taille de l’intelligence collective originelle, autour de 12 ? À la fin du XVIIIe siècle, l’ingénieur naval Samuel Bentham et son frère, le célèbre philosophe utilitariste Jeremy Bentham, imaginèrent une architecture pour les prisons : le panoptique, du grec pan (tout) et optikós (relatif à la vue). Il est composé d’une tour centrale, depuis laquelle le gardien peut observer l’ensemble des prisonniers dans des cellules individuelles sans qu’ils sachent s’ils sont observés, afin de créer chez eux un « sentiment d’omniscience invisible [8] ». Cette approche se distingue de l’architecture « holoptique [9] », du grec holos (entier) et optikós (relatif à la vue). Dans ce deuxième cas, il s’agit de faire en sorte que tout le monde puisse voir tout le monde… et le lien entre eux. Dans une équipe sportive par exemple, chaque joueur peut voir ce que font les autres et les interactions entre eux. Si nous voulons développer la confiance dans un groupe, il faut que tout le monde puisse voir les autres, et non plus réserver cela à une seule personne. Mais il faut également que chacun puisse voir en plus des autres, les interactions qu’ils créent entre eux et comment ils échangent… Ainsi, un membre du groupe est capable de voir qui lui veut du bien ou du mal, mais également de connaître les amis et les ennemis des autres avec lequel il est en relation. Cette capacité holoptique, nous permet de construire une alliance, c’est-à-dire une relation choisie avec un ensemble d’individus contrairement à celle que nous aurions avec un troupeau que l’on suit ou mène. 
 
Si maintenant nous sommes limités à appréhender environ 150 éléments sociaux, nous pouvons utiliser notre capacité de deux façons. Soit nous nous intéressons aux 150 personnes que nous pouvons connaître pour constituer notre réseau social ; soit nous portons notre attention à l’ensemble des interactions à l’intérieur d’un groupe (vision panoptique). Dans un groupe de 12 personnes, il existe 144 éléments à connaître [10] pour avoir une véritable compréhension d’ensemble de ce qui se passe dans le groupe (vision holoptique). Cela ne veut pas dire qu’il nous est impossible de constituer des groupes de plus de douze personnes, mais au fur et à mesure que nous dépassons cette limite, notre capacité de faire des alliances naturelles se réduit. Comme le dit Jean-François Noubel : « Dans ces petites structures, chacun perçoit, en temps réel, ce que font les autres et le sens de leur action commune ». Pour aller au-delà, nous avons besoin d’un « instrument » : un meneur, des règles communes, un mécanisme d’échange comme la monnaie, etc.
 

Pour en savoir plus : Les alliances chez les animaux

Il ne faut pas confondre le troupeau ou la meute à laquelle on appartient depuis sa naissance et l’alliance où les membres se sont choisis les uns les autres pour un objectif commun. Il existe de nombreuses alliances chez les animaux et même les végétaux, mais elles sont la plupart du temps limitées à deux. On parle de symbiose lorsque qu’il s’agit d’alliance entre des espèces différentes, par exemple le lichen, qui réunit une algue unicellulaire et un champignon, ou encore entre l’abeille et la fleur. C’est également le cas avec le crocodile qui se fait aider par le pluvian d’Égypte, un oiseau qui profite de ce que le crocodile ouvre grand sa gueule pour nettoyer ses dents en mangeant les restes de nourriture. L’intestin humain vit en symbiose avec plus de 1 000 espèces de bactéries pour faciliter la digestion de l’homme et la survie des bactéries. Mais il s’agit toujours d’un ensemble de symbioses à « deux à deux », car les bactéries profitent de l’humain plutôt que de leurs voisines. 
 
Existe-t-il des symbioses à trois ?
Le monotrope [11] est un genre de plante qui ne dispose pas de chlorophylle. Elle tire son énergie et son alimentation d’un champignon, qui lui-même vit en symbiose avec des arbres. Mais il s’agit plutôt de parasitisme, car le champignon ne bénéficie pas de sa relation avec le monotrope… 
 
La première définition du terme « symbiotismus », que l’on doit à Albert Bernhard Frank, parlait de vie en association de différentes espèces. Mais aujourd’hui, le terme de symbiose utilise la définition de Pierre-Joseph van Beneden : une association à bénéfice mutuel excluant donc le parasitisme.
Il existe cependant des alliances à trois chez les animaux disposants de capacités cognitives supérieures : les grands singes et certains cétacés. Les grands dauphins de Shark Bay (Australie occidentale) sont même capables de faire des alliances d’alliances [12] : la première alliance se fait entre deux ou trois dauphins mâles qui vont s’allier autour d’une femelle pour se reproduire, tout en empêchant d’autres mâles de s’accoupler avec elle. Ils peuvent ainsi dormir ou aller chercher de la nourriture à tour de rôle sans la perdre de vue. Mais ces alliances se regroupent en « super-alliances » pour s’approprier les femelles des autres ou, au contraire, pour protéger les leurs. Ainsi, les grands dauphins de Shark Bay peuvent s’unir de façon stable, à plus de trois, par cette alliance à plusieurs niveaux. Il existe même une possibilité d’alliance de troisième niveau entre ces super-alliances, mais cette fois beaucoup plus ponctuellement. Seul l’être humain arrive à faire naturellement des alliances à plus de trois… jusqu’à une douzaine de personnes.

3– L’homme à l’état de nature : conservation et empathie

Il faut prendre ce nombre de douze avec précaution, car les travaux scientifiques sur les réseaux sociaux sont difficiles à vérifier et à relier avec les travaux sur les neurosciences et les sciences cognitives. Tout d’abord, il existe des travaux alternatifs à ceux de Dunbar, comme ceux de Bernard et Killworth, qui trouvent à l’homme un nombre plus important pour son réseau social [13]. Par ailleurs, il reste à confirmer le lien entre le nombre de Dunbar, qui s’intéresse au nombre de personnes que l’on peut connaître individuellement, et l’approche holoptique, qui s’intéresse aux relations entre les personnes d’un groupe. Sommes-nous limités à ne pouvoir appréhender que 150 interrelations dans un groupe ? Sommes-nous donc limités à ne pouvoir bâtir « naturellement » de la confiance que dans un groupe d’une douzaine de personnes où nous pourrions maîtriser l’intégralité des liens entre ses membres ?
 
Quoi qu’il en soit, on observe que dans un petit groupe de cette taille-là – une famille, un groupe de chasseurs-cueilleurs avant le Néolithique et l’invention du village – le don, tout comme l’échange, se fait naturellement. Jean-Jacques Rousseau a imaginé l’« état de nature [14] » pour parler de cette capacité. Il ne s’agit pas de considérer qu’il n’y a que de « bons sauvages » – comme Voltaire s’en est moqué –, mais plutôt de proposer une fiction qui permette de mettre en perspective « l’état barbare » dans lequel nous vivons. Il ne s’agit pas non plus, pour le philosophe, de revenir à l’état de nature, mais de passer à un troisième stade qui nous permette de vivre ensemble grâce à un « contrat social ». Cet état de nature décrit par Rousseau pourrait cependant se rapprocher de la façon dont nous sommes capables de vivre dans un petit groupe, jusqu’à une douzaine de personnes : ni complètement altruistes, ni uniquement « un loup pour l’homme » comme le disait Plaute, environ 220 av. J.-C., et repris de nombreuses fois par divers auteurs. « La pitié est un sentiment naturel qui, modérant dans chaque individu l’activité de l’amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l’espèce. [15] » Chez Jean-Jacques Rousseau, il faut entendre par « pitié », cet amour de l’autre par rapport à l’amour de soi, autrement dit l’empathie, telle qu’on la trouve chez le philosophe britannique du XVIIIe, David Hume. Cette empathie que l’on retrouve également chez de nombreux animaux [16] est sans doute une des clés qui nous permet de comprendre que nous ne sommes pas seulement individualistes.

4- Des instruments « naturels » pour les alliances

Une alliance est une union qui est « le résultat d’une entente ou d’un pacte [17] ». Il y a donc, comme nous l’avons vu, une notion de choix, contrairement au troupeau ou à la meute où le seul choix est celui d’exclure. Si, comme nous venons de le voir, l’homme est un animal qui a une capacité d’alliance exceptionnelle, cela est dû à ses aptitudes cognitives qui lui permettent à la fois un « nombre de Dunbar » important (la faculté de prendre en compte individuellement un certain nombre d’autres personnes ou de liens entre elles) et une capacité d’holoptisme (celle de percevoir les liens entre les autres et pas seulement les liens que l’on a soi-même avec eux) [18]. 
 
Cette alliance est aussi notre principal gage de survie. Nous ne courrons pas vite, nous ne sommes pas forts et nous ne pouvons pas nous enfuir en volant (du moins naturellement…). Mais à plusieurs, nous pouvons dormir à tour de rôle, protéger les petits, voire nous coordonner pour chasser ensemble des animaux plus gros que nous. En fait, seuls nous ne pouvons survivre dans la nature. L’évolution nous a dotés d’instruments cognitifs pour participer à une alliance, mais également y être acceptés en nous rendant désirables aux autres [19].
 

Pour en savoir plus : le sage regarde la Lune… le singe regarde le doigt

Prenons deux bols retournés. Sous l’un d’eux se trouve de la nourriture, et rien sous le deuxième. Il n’est donc pas possible de savoir ce qu’il y a sous le bol sans le soulever. Si l’on montre du doigt le bol où se trouve la nourriture, un enfant, même s’il ne sait pas encore parler, comprend qu’il y a quelque chose d’intéressant dessous et va s’y précipiter. Dans la même situation, un singe ne bougera pas. En revanche, au lieu de montrer du doigt, si nous simulons par le geste le fait de vouloir prendre ce qu’il y a dessous, alors le singe, comme l’enfant, comprent qu’il s’y cache quelque chose d’intéressant. Que s’est-il passé ? Dans le premier cas, le fait de montrer du doigt indique une chose intéressante, mais ne signifie pas que l’on peut l’avoir rapidement, avant les autres. Pourquoi donnerions-nous aux autres une information dont ils profiteraient, plutôt que de la garder pour nous-mêmes ? Le singe ne comprend pas. Mais ce comportement apparemment altruiste nous apporte un autre avantage : nous donnons des informations utiles, nous devenons donc désirables pour créer une alliance avec l’autre ou entrer dans une alliance déjà constituée. « Quand le sage montre la Lune, le fou regarde le doigt », dit le proverbe chinois. Le fou perd une information donnée par le sage qui pourrait lui être précieuse.
 
Une autre particularité nous distingue des autres primates. Le blanc de nos yeux (la sclère) est visible même quand nous regardons devant nous, et il est bien plus grand et brillant que celui des autres singes. Cette particularité semble lui permettre d’indiquer aux autres humains où diriger leur attention. Les chercheurs de l’institut Max-Planck d’anthropologie évolutionniste, à Leipzig, en Allemagne, ont fait une expérience pour comparer la réaction de chimpanzés, de gorilles et de bonobos avec celles de jeunes humains de 18 mois. Un expérimentateur adulte capte le regard de l’enfant ou de l’animal, et ensuite regarde le plafond. Il fait cela en ne bougeant que les yeux, en bougeant la tête et les yeux, en ne bougeant que la tête les yeux fermés, et enfin en se tournant pour ne bouger que la tête de dos. Les animaux ont accordé plus d’attention à la direction pointée par la tête, alors que les jeunes humains accordaient plus d’attention à la direction du regard et avaient une relative indifférence à la direction pointée par la tête [20].

Si l’homme désigne à peu près tout (même avant de savoir parler), que ce soit du doigt ou du regard, les autres animaux ne désignent que les prédateurs et les proies (où l’avantage de l’alliance est immédiat). Cette capacité à attirer l’attention et à fournir des informations pour être plus facilement intégré dans les alliances pourrait être également à l’origine du langage symbolique, selon certains chercheurs [21]. Comme nous l’avons vu, les hommes comme les autres animaux ne peuvent enchaîner plus de trois étapes pour former un discours du fait de la limitation d’une de nos mémoires de travail (qui nous permettent de conserver à l’esprit un certain nombre de concepts). L’invention du langage symbolique nous a permis de briser cette barrière pour donner ainsi bien plus d’informations à nos congénères. Il se trouve que si nous pouvons parler aux autres, nous pouvons également nous parler à nous-mêmes, ce qui nous permet de penser. Notre intelligence n’est peut-être qu’un simple résultat du développement de notre capacité d’alliance…

Quel est le propre de l’homme ? Le rire, l’empathie, l’intelligence et même la conscience existent également à des niveaux variés chez d’autres animaux, et ne présentent au mieux qu’une différence de gradation (jusqu’à l’éléphant qui dispose d’une protoconscience et qui peut se reconnaître dans un miroir). Aristote considérait que l’homme est le seul être susceptible de ne pas rester à sa place (en bien comme en mal), ce que Rousseau a appelé la « perfectibilité ». Cette extraordinaire capacité d’adaptation, en dépassant de ce que nous sommes, n’est-elle pas elle-même une conséquence de notre langage symbolique ? Et si le propre de l’homme était de savoir faire des alliances à plus de trois, son intelligence, sa bêtise et sa « perfectibilité » en découlant ? » 

5- De nouveaux instruments pour aller au-delà de nos capacités naturelles

L’être humain est un animal social qui a une très grande capacité à faire des alliances (nombre de Dunbar élevé, capacité holoptique) et à se faire accepter dans une alliance (montrer du doigt, sclère très visible, langage symbolique). Une telle alliance apporte un véritable avantage de survie. À l’intérieur d’un tel groupe choisi, chacun peut voir les liens entre tout le monde. La confiance peut donc se développer, le don et l’échange se font naturellement. Mais notre capacité d’alliance « naturelle » est limitée (probablement à une douzaine). De la même manière que certains instruments naturels (la sclère, la taille de notre néocortex, etc.) ou culturels (le langage symbolique) nous ont permis de développer cette capacité d’alliance en petit groupe, nous avons dû développer de nouveaux instruments pour faire des alliances bien plus grandes. 
 
Lorsque nous avons commencé à former des villages d’une centaine de personnes, il y a 9000 ans, nous avons eu recours à un « chef de village ». Cet « instrument » est semblable à celui que l’on trouve dans les groupes animaux avec le « mâle dominant », et nous a permis de vivre avec un nombre de congénères compatible avec nos capacités cognitives [22], mais cette fois sans avoir besoin d’avoir confiance dans l’ensemble des membres du village (et des petites alliances qui peuvent se tisser entre certains) [23]. Il nous a suffi de nous en remettre à l’autorité du chef qui s’était imposée sans doute par la force. Il y a 7000 ans, pour vivre dans des groupes plus grands, comme les villes, l’autorité « naturelle » ne suffit plus. Afin d’être accepté par le plus grand nombre (plus grand que notre nombre de Dunbar), le chef doit acquérir une légitimité. Pour cela, il se présente comme le représentant d’une autorité encore plus grande : représentant de Dieu ou plus récemment représentant des hommes (la démocratie). La représentation est donc un instrument qui nous a permis de constituer des villes, des duchés, des États-nations, voire des « nations unies ».
 
Nous avons également utilisé un deuxième instrument pour vivre dans un groupe de taille supérieure à celui de nos capacités naturelles : le troc puis la monnaie. Ces mécanismes nous ont permis d’échanger deux à deux, sans avoir besoin de connaître l’ensemble des liens qui unissent tous les membres du groupe. Pour le troc, il a suffi que « donner et recevoir » se fasse au même moment pour minimiser le risque de donner sans rien recevoir en retour. Quant à la monnaie, qui est apparue il y a 8000 ans, elle nécessite d’avoir confiance dans cet instrument qui nous sert d’intermédiaire entre le moment où nous donnons (et recevons de la monnaie en retour) et le moment où nous recevons ce que nous souhaitons (en redonnant la monnaie). Il est bien plus facile de construire la confiance dans un simple instrument d’échange (comme le cauri [24], l’or ou autres pièces) que dans l’ensemble des relations entre toutes les personnes d’un grand groupe…
 
Si nous avons trouvé un instrument pour nous permettre d’échanger avec plus d’une douzaine de personnes, il n’en a pas été de même de notre capacité de don qui est restée au stade « naturel ». Notre alliance s’agrandit, mais devient donc déséquilibrée. 
 
Pourrait-on imaginer un mécanisme qui facilite le don, de la même façon que la monnaie facilite l’échange ? 

Le fait que depuis 8000 ans seul l’échange ait disposé d’un outil pour nous permettre d’aller plus loin ne veut pas dire qu’il ne peut pas en être de même pour le don. Nous disposons aujourd’hui de nombreuses connaissances supplémentaires. Certaines peuvent-elles nous servir pour imaginer un mécanisme qui faciliterait le don dans des très grands groupes ? Chaque avancée que nous pourrions faire dans ce sens nous aiderait à rééquilibrer l’alliance entre les hommes et peut être même l’alliance entre les hommes et le reste de la Nature.
 

En résumé : 

Le don, tout comme l’échange, est une capacité naturelle de l’homme. Mais la confiance qui permet de créer des alliances nécessite d’avoir une vue d’ensemble des différents liens dans le groupe (une vision holoptique). 

Ainsi le don et l’échange naturels sont limités, probablement aux environs d’une douzaine de personnes, pour des raisons cognitives (le nombre de Dunbar). 

Il est possible de dépasser nos limitations cognitives à l’aide d’outils. C’est le cas de la monnaie, qui nous permet d’échanger avec un grand nombre de personnes. Pourrait-on disposer d’un tel mécanisme pour faciliter le don dans les grands groupes ?

 


Notes

[1]  Robin Dunbar, Theory of Mind and the evolution of language, Cambridge University Press, Cambridge 1998
[2]  Bruno Gonçalves, Nicola Perra and Alessandro Vespignani, Validation of Dunbar’s number in Twitter conversations, PLoS ONE 6(8): e22656 (2011)  
[3]  Selon le modèle de Baddeley et Hitch, nous avons plusieurs mémoires de travail qui nous permettent de conserver à l’esprit des choses différentes. Dans ce cas, il s’agit du « calepin visuo-spatial » qui  contient les informations sur les objets que nous voyons ou encore les idées que nous n’avons pas encore reliées entre elles - A.D. Baddeley & G. Hitch, Working memory. In G.H. Bower (Ed.), The psychology of learning and motivation: Advances in research and theory (Vol. 8, pp. 47–89). New York: Academic Press. 1974
[6]  Cette mémoire de travail « en série » est appelée la « boucle phonologique »).
[7]  Jean-François Noubel, Intelligence Collective, la révolution invisible, 2004, révisé en 2007 
[8]  Jeremy Bentham, Panopticon or the inspection-house, Ed Miran Bozovic, Londres: verso 1995 (première édition 1791) 
[10]  si on distingue le lien d’une personne vers une autre et celui de cet autre personne vers la première et qu’en plus des relations entre les personnes, on compte chaque personne, nous compris.
[11]  il en existe deux espèces : le monotrope sucepin et monotrope uniflore (Wikipédia)
[12]  S. Randic, RC Connor, WB Sherwin, M Krützen, A novel mammalian social structure in Indo-Pacific bottlenose dolphins (Tursiops sp.): complex male alliances in an open social network, Proceedings, Biological Science / The Royal Society 279(1740):3083-90, août 2012
[13]  Bernard, H. Russell; Shelley, Gene Ann; Killworth, Peter, How Much of a Network does the GSS and RSW Dredge Up?. Social Networks 9 (1): 49–63, 1987
[14]  Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements  de l'inégalité parmi les Hommes, 1755
[15]  ibid.
[16]  Frans de Waal, L’âge de l’empathie : leçon de nature pour une société plus apaisée, les liens qui libèrent, 2010 
[17]  Alliance dans Wiktionary 
[18]  Un nombre de Dunbar élevé ne suffit pas pour créer des alliances. Ainsi, le Chimpanzé par exemple, a un nombre de Dunbar de 65,2, mais pourtant sa capacité holoptique est réduite et il ne sait faire une alliance au maximum qu’à trois (alors que 65 liens pris en compte devraient permettre une alliance jusqu’à 8).
[20]  Michael Tomasello, Brian Hare, Hagen Lehmann, Joseph Call, Reliance on head versus eyes in the gaze following of great apes and human infants: the cooperative eye hypothesis, Journal of Human Evolution, Volume 52, issue 3, Mars 2007, pp314-320 
[21]  Dereck Bickerton, Language and Human behavour, University of Washington Press 1995
[22]  Dans la configuration d’un groupe avec un leader accepté, nous retrouvons l’architecture panoptique : seul le lien entre le chef et chaque membre est important, il n’est plus nécessaire de mettre son attention sur tous les liens entre tous les membres comme dans l’approche holoptique. Nous pouvons donc constituer des groupes plus grands, de la taille de notre nombre de Dubar, c’est à dire environ 150 personnes. Mais dans ce cas, les liens entre les membres du groupes sont régis par l’autorité, et non plus par les membres eux-mêmes.
[23]  A noter qu’il est possible d’avoir non pas un chef mais une alliance de chefs pour rassembler un village ou une ville. Les sociétés traditionnelles font souvent appel à un ensemble d’anciens ou à plusieurs chefs de villages ayant chacun des tâches précises. 
[24]  Ce coquillage a été utilisé au cours des âges comme instrument de circulation monétaire

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