L'autorisation a priori

Dans l’économie d’échange traditionnelle, le droit d’usage et éventuellement le droit de modification s’obtiennent par un achat d'un produit ou par une demande d’autorisation préalable (dans le cas du droit d’auteur par exemple). Dans un système coopératif, nous souhaitons que les utilisateurs puissent le plus facilement possible devenir contributeurs pour proposer des améliorations sur un produit.

Une solution a été proposée dans les années 1980 par Richard M. Stallman, dans le cadre du logiciel. Il s’agit de donner " a priori " l’autorisation d’utiliser et de modifier un programme grâce à une licence : La Licence Publique Générale GNU [GNU]. Le fait que le propriétaire des droits donne " a priori " l’autorisation d’utiliser et même de modifier un produit simplifie grandement sa réutilisation et l’émergence de contributeurs venus de partout. Les modèles économiques utilisés pour ces logiciels "libres" sont ceux dont nous avons parlé avec des besoins différents pour le distributeur, le coordinateur ou les contributeurs.

Le mouvement "Open Source"

Il existe de nombreuses licences pour les produits " libres ". Devant certaines déviations de l’idée de base, un mouvement s’est mis en place pour définir le concept de " source ouvert ". Un des aspects les plus importants du logiciel libre est de permettre de faire soi même des modifications, ce n’est pas la possibilité de l’obtenir gratuitement (ce qui n’est d'ailleurs pas toujours le cas). Pour faciliter les modifications, le logiciel est fourni non seulement avec une licence mais également avec " le texte source " qui décrit dans un langage compréhensible par un humain les instructions destinées à la machine. La Définition de l'" Open Source " [OPE], recense trois grands critères sur les droits qu’une licence doit octroyer à un utilisateur :

  • Le droit d’utilisation
  • Le droit de modification
  • Le droit de redistribution (à condition de donner les mêmes droits aux autres)

L'invention du "copyleft"

La solution proposée utilise le droit d’auteur pour simplifier les échanges (ou la notion de copyright aux Etats-Unis) : Le propriétaire d'une oeuvre peut choisir à qui il donne des droits et peut même décider a priori qu'il donne certains droits à tout le monde et l'inscrire dans un document qui est joint à l'oeuvre. Cette approche est parfois nommée par un jeu de mot : " copyleft " ou " gauche d’auteur ".

L’utilisateur n’a besoin de faire aucune démarche pour obtenir ces droits. Il est donc aisé même pour une petite société ou un particulier de récupérer un produit libre (souvent disponible en ligne ou dans des CD ROM distribués avec les revues). Il peut l’utiliser et éventuellement au fur et à mesure qu’il acquiert du savoir-faire, devenir contributeur.

Le danger de la scission en de multiples versions

Eric S. Raymond [RAY2], a noté que ces licences posaient cependant un problème particulier. Toute personne pouvant modifier et redistribuer un produit libre, le nombre de versions concurrentes devrait exploser. Les utilisateurs-contributeurs devraient alors faire des choix difficiles et beaucoup de développements ultérieurs devraient être réalisés en double. Le coordinateur initial se sentirait lésé car, même s’il a souhaité ouvrir au maximum son produit, la reconnaissance se dilue dans le nombre de versions. Deux orientations permettent de résoudre ce problème :

  • La licence empêche toute scission. Elle oblige à ne redistribuer que les versions " officielles ". C’est le choix qu’a fait la société Sun. Mais cette option est peu populaire car elle oblige à faire une confiance aveugle au coordinateur. Si celui-ci devient inefficace ou dévie de son optique de base, les utilisateurs-contributeurs restent captifs et ne peuvent plus se recentrer sur un projet concurrent. Cependant lorsqu’il s’agit d’oeuvres complètes (textes, oeuvres d’art, films...), interdire de redistribuer soi même des modifications, mais devoir passer par l'auteur peut avoir un sens pour conserver l’intégrité de l’oeuvre.
  • L’usage rend la scission impopulaire. Il ne s’agit plus de rendre impossible la scission mais de la rendre plus difficile. Ainsi, seuls les cas où la scission est vraiment nécessaire pourront survivre.

Que faire d'une version que l'on a modifiée ?

Toute la question tourne autour de l’association de deux des droits accordés par les licences : Le droit de modification et le droit de redistribution. Combinés ensembles, ils peuvent mener à la scission. En fait, il existe trois types de gestion des modifications :

  • Les modifications à but personnel. L’utilisateur gère alors lui-même ses propres versions modifiées.
  • Les modifications officielles. Le contributeur envoie alors ses modifications au coordinateur qui peut les intégrer dans une nouvelle version au bénéfice de tous.
  • Les modifications " nuisibles ". Le contributeur redistribue des versions modifiées sans qu'elles ne soient officiellement reconnues. Il s’agit du premier pas vers une scission.

C’est cette dernière option qui pose problème. L’usage développé en particulier dans le domaine du logiciel libre rend " tabou " les modifications nuisibles et les scissions sans les empêcher totalement. Ne permettre que les scissions " nuisibles " indispensables est un domaine qui nécessitera sans doute d’autres réflexions pour éviter les déviations.

Les brevets

La problématique des brevets est assez proche. A l’origine, la notion de brevet a été créée pour inciter les inventeurs à publier leurs découvertes plutôt qu'à les cacher. En contrepartie, les propriétaires de brevets touchaient des droits sur l’utilisation de leur invention pendant une durée limitée. Cette notion a connu des déviations en particulier aux Etats-Unis. Les grosses sociétés déposent un très grand nombre de brevets parfois sur des mécanismes de base évidents. Il devient alors impossible de développer un produit sans violer un ou plusieurs brevets. Les grandes sociétés se violant mutuellement les brevets, elles signent alors des accords de réciprocité à grand renfort de services juridiques. Il n’en va pas de même des petites sociétés ou même des individus qui voudraient devenir contributeurs ou coordinateurs.

Le système des brevets tel qu’il est souvent appliqué réduit le nombre des acteurs possibles à quelques grosses sociétés. Cela va à l’encontre de la multiplication des contributeurs et même de la multiplication des projets conduits par des coordinateurs. Le brevet, créé pour diffuser le savoir humain comporte aujourd’hui le risque de tuer les projets coopératifs. L’Europe débat actuellement de la possibilité d’élargir sa notion plus stricte des brevets pour rejoindre l’orientation prise par les Etats-Unis. Des mouvements tels que freepatents.org cherchent à conserver la liberté des utilisateurs et la multiplicité des acteurs [FRE].

Que veut dire être propriétaire ?

Le coordinateur est " propriétaire " de son projet car il est normalement le seul à avoir le droit de redistribuer les versions modifiées. Bien que la notion de propriété existe, elle est très différente de celle que nous avons vue dans la " tragédie des biens communs " [HAR]. Une des différences majeures est que les autres personnes peuvent utiliser sans limite les ressources proposées. Chacun peut ainsi aller dans autant de propriétés qu’il le souhaite profiter de leurs avantages. La richesse du coordinateur n’est pas dans le projet lui-même mais dans les utilisateurs qu’il attire et la reconnaissance qu’il reçoit d’eux. Le coordinateur-propriétaire impose sa loi uniquement sur les évolutions, non sur l'utilisation.

Attirer l'attention vaut mieux que ce que l'on possède dans une économie d'abondance

Bruce Sterling décrit dans " Libre comme l’air, libre comme l’eau, libre comme la connaissance " [STE], un des textes fondateurs du logiciel libre, la relative importance de la propriété : " Le point crucial c’est l’accès, pas la propriété. Et ce n’est en vérité pas l’accès lui-même, mais les indications qui disent à quoi il faut accéder, à quoi il vous faut prêter attention. Dans l’économie de l’information, tout est surabondant sauf l’attention ".

Pour un propriétaire de projet, attirer l’attention sur lui peut se faire par une promotion lourde ou par le bouche à oreille et la reconnaissance des autres, mais si son projet est ouvert et permet facilement d’entrer et de sortir de sa " propriété ", il ne pourra conserver ses utilisateurs et ses contributeurs que s’ils y trouvent ce qu’ils recherchent.

A la conquête de nouveaux territoires

Eric S. Raymond [RAY3] nomme ce territoire des "projets possibles" où chacun peut prendre un morceau de propriété " l’ergosphère ". Il est différent de l’espace des idées appelé la " Noosphère " par Teillard de Chardin, où la propriété n’existe pas. Plusieurs projets peuvent se construire sur une même idée. En fait ce territoire des projets ressemble plus au cyberespace où des personnes s’approprient des morceaux de territoire dans un espace sans limites.

Eric S. Raymond décrit trois façons de devenir propriétaire d’un projet. Sa vision est très orientée vers la notion anglo-américaine lockéenne de conquête de la propriété (celle que l'on retrouve dans la "conquête vers l'Ouest") :

  1. Créer un nouveau projet
  2. Se faire passer le relais par l’ancien coordinateur
  3. Proposer de reprendre un projet si l’ancien propriétaire a disparu ou s’est désintéressé. Pour éviter les conflits de succession, il faudra alors gagner très progressivement une légitimité.

L’objectif, en obtenant la légitimité de la coordination d’un projet, est de réduire les sources de conflit et de maximiser la coopération.

Quel nouveau projet lancer ?

Il existe deux cas de figure pour choisir un nouveau projet : 

  • Soit on créé un sous projet d’un projet existant. Il est plus facile ainsi d’attirer l’attention sur soi en bénéficiant de l’audience du projet principal
  • Soit on créé un projet totalement nouveau. On acquiert ainsi plus de prestige si le projet réussit. Le choix du projet ne doit être ni trop éloigné de projets existants pour que les utilisateurs potentiels en comprennent rapidement l’intérêt, ni trop proche pour ne pas ressentir la concurrence de projets déjà bien établis.

Un propriétaire peut choisir à qui il donne les droits d’usage, de modification et de redistribution

  • Une licence accorde certains droits " a priori "
  • La redistribution de modifications " nuisibles ", sans passer par le coordinateur est découragée par l’usage mais n’est pas formellement interdite pour ne permettre que les scissions indispensables
  • Le brevet devrait retrouver son objectif premier pour favoriser la multiplication des réutilisations plutôt que de ne favoriser que quelques grands acteurs.

 

Le coordinateur d’un projet en est propriétaire, mais cela ne lui donne l’exclusivité que du droit de rediffuser les versions modifiées. Sa véritable richesse est dans les utilisateurs et contributeurs qu’il attire.

Les différentes façons de devenir propriétaire d’un projet sont :

  • De se faire passer le relais sur un projet existant
  • De reprendre un projet abandonné et d’acquérir une légitimité dessus
  • De créer un sous projet d’un projet existant dont on profite de l’audience
  • De créer un projet totalement nouveau ni trop près ni trop éloigné de projets existants

 Livre sur la

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