Paradoxe : Le syndrome de l'appel d'offre

Lors de la réponse à un appel d'offre, l'ensemble des tâches qui vont être réalisées sont décrites avec beaucoup de soins. Dans les domaines plus immatériels tels que le logiciel par exemple, le résultat n'est pas toujours celui escompté, malgré le soin mis par le mandataire à définir ce qui devra être fait dans un cahier des charges, et le soin mis dans le dépouillement.

Bien sûr, l'évaluation a priori (le choix de la société qui va remporter l'appel d'offre), même si elle semble indispensable, ne permet pas de garantir le succès comme nous l'avons déjà vu. Mais cette explication à elle seule ne résout pas tout. Pour éviter toute ambiguïté, chaque résultat attendu est décrit avec un luxe de détails, mais cela semble produire un effet inverse à celui attendu.

La complexification du cahier des charges favorise les experts dans les réponses bien présentées plutôt que les meilleurs dans la réalisation. Il existe une explication à cela : Tout change...

Le secret est donc dans l'adaptation en permanence dans un fonctionnement continu.

De Taylor à Ansoff : De la planification à la stratégie

Les mécanismes de planification décrits par Taylor au début du vingtième siècle ne sont plus adaptés à des projets réalisés par des êtres humains. Les tâches répétitives et mécaniques sont de plus en dévolues... aux machines, laissant à l'humain des tâches plus créatives, moins séquentielles, moins répétitives et surtout moins prévisibles.

La gestion de projets traditionnels est très ancrée dans une vision taylorienne. Elle propose souvent de planifier en prévoyant à l'avance chacune des tâches. Igor Ansoff [ANS] a introduit à la fin des années 60 le concept de planification stratégique pour tenir compte des turbulences de l'environnement et adapter ses objectifs en conséquences. Seuls des projets traditionnels gérés avec un management stratégique sont capables d'adapter les tâches en continue et peuvent devenir compatibles avec une gestion coopérative.

Igor Ansoff décrit les trois types de gestion possibles en fonction de la part d'incertitude. Lorsque l'environnement est stable, il est possible de proposer à l'avance une réponse spécifique à des problèmes connus. La planification traditionnelle règne en maître. Plus souvent, la situation comporte des risques et il existe plusieurs éventualités. Prévoir plusieurs cas de figure est alors le domaine de la politique (au sens de la politique d'organisation). Mais lorsque même les différentes options ne sont pas connues à l'avance, on ne peut définir que les règles qui faciliteront les décisions au bon moment. On fait alors de la stratégie.

Dans ce cas, il est nécessaire de se fixer comme objectif la direction dans laquelle on souhaite aller et ne surtout pas figer le choix du chemin que l'on souhaite prendre. La stratégie et la gestion par opportunité permettent une réponse plus adaptée à un monde en changement rapide et multipliant les liens possibles. Les paragraphes qui suivent présentent quelques règles du jeu qui préservent les mécanismes naturels de régulation tout en permettant l'adaptabilité.

L'exemple de l'Internet Fiesta 2000

Dans la mise en place de la coordination mondiale de l'Internet Fiesta 2000 [INT], nous nous étions donnés comme objectif que de faciliter la tâche des différents comités d'organisation nationaux et régionaux. Les conseils et la mise en valeur d'événements locaux en quinze langues ainsi que les films diffusés en trente langues ont été perçus comme une réussite.

Pourtant, si nous avions défini à l'avance les langues que nous espérions couvrir (par exemple les 11 langues officielles européennes), le même projet aurait été un échec : Les seules langues couvertes l'ont été au hasard des rencontres avec des étudiants ou des amis. Certaines langues où nous avions trouvé quelqu'un, n'ont été pas ou peu couvertes alors même que d'autres que nous n'attendions absolument pas ont donné des résultats extraordinaires. Le processus démarré très petit a pris de l'ampleur au fur et à mesure que le projet a gagné en reconnaissance et que d'autres personnes ont conseillé leurs amis et connaissances comme nouveaux traducteurs.

Pire ! Si nous avions du au départ du projet définir les résultats attendus nous n'aurions certainement pas eu l'idée de parler de cet aspect multilingues. Nous aurions probablement parlé des pages de ressources techniques qui ont certes donné des résultats mais sans atteindre la même ampleur. Pour essayer de les développer plus, nous serions passés à coté de ce qui a fait le succès de la coordination de l'Internet Fiesta.

Le fainéant opportuniste

Lorsqu'un fainéant veut malgré tout atteindre un objectif, il devient opportuniste. Ces deux termes (fainéant et opportuniste) ont une connotation très négative dans notre culture. Cela nous empêche de voir deux concepts très proches qui sont pourtant un des secrets de la réussite :

Quelqu'un qui fait les choses bien est qualifié d'efficace. Mais l'efficience est l'art de faire les bonnes choses. Il ne s'agit plus de faire le maximum de choses bien, mais de se concentrer sur celles qui vont permettre un effet démultiplicateur qui nous rapprochera de nos objectifs. Plus il nous reste de temps ensuite et plus nous pourrons voir de nouvelles opportunités autour de nous. Notre image du fainéant est celle d'une personne qui ne fait rien. Notre image d'une personne efficace est celle de quelqu'un qui fait de nombreuses choses. Le langage commun est assez pauvre pour décrire quelqu'un qui fait le minimum de choses ayant le maximum d'impact et sait conserver du temps pour de nouvelles opportunités.

Le mot opportuniste est aussi très mal connoté. J'ai pris soin jusqu'à présent de parler de gestion par opportunités sans donner de terme aux qualités que doit avoir le coordinateur. Si le mot opportuniste est aussi mal perçu c'est qu'il désigne quelqu'un qui non seulement saisit les opportunités mais le fait dans un but personnel contraire aux intérêts du groupe. Dans la gestion coopérative, nous avons vu que la première règle est de faire converger l'intérêt individuel et l'intérêt collectif. Cela s'applique également au coordinateur du projet. Notre langage est assez pauvre également pour qualifier quelqu'un qui saisirait les opportunités dans un but servant à la collectivité.

Le droit à l'échec

Un autre critère important est d’avoir le droit à l’échec. Si un projet n’a pas le droit d’échouer, il devra mettre alors en place une gestion plus contraignante, incompatible avec les mécanismes de régulation proposés. Une solution consiste à participer à plusieurs projets. Cela permet d’avoir de bonnes chances de participer à des projets qui marchent sans avoir la nécessité de multiplier ses efforts sur un projet particulier que l’on découvrirait non viable. Cette façon extrêmement efficace de procéder est finalement plus proche de celle qu'utilise la Nature, telle qu'elle a été décrite par Charles Darwin.

Première règle : Définir les objectifs et non les résultats attendus

La coordination de projets coopératifs efficace remplace une gestion par les contraintes par une gestion des opportunités. La définition à l'avance des résultats attendus représente une contrainte. Ceux-ci serviront de base à une évaluation "objective" a posteriori. Mais en avançant dans le projet, on se rend très vite compte que les résultats attendus et donc la voie proposée n'est pas toujours la meilleure. Parfois, au gré des opportunités, on découvre de nouvelles voies plus simples.

Définir les résultats précis attendus n'a comme avantage que de permettre de rendre objective l'évaluation a posteriori, même si elle est réalisée par une ou plusieurs personnes extérieures à la communauté des bénéficiaires. Elle présente l'inconvénient majeur de rendre plus difficile la saisie des opportunités tout en imposant des contraintes sur la voie à prendre qui ne sont plus forcément nécessaires.

Si l'on accepte la méthode d'évaluation proposée, les contraintes des résultats attendus ne sont plus nécessaires et la coordination de projets coopératifs devient une gestion des opportunités. Le coordinateur définit uniquement les objectifs et l’esprit qu’il souhaite donner. Il navigue ensuite " à vue " en fonction des opportunités en saisissant toutes les possibilités simples à intégrer et en rejetant les autres. Le projet peut même se réorienter totalement en cours de réalisation : L'évaluation dépendra de l'estime gagnée de la part des utilisateurs et des contributeurs et non plus de l'atteinte des résultats définis auparavant.

Il faut cependant définir à l'avance une ligne de stratégie pour orienter ses contributeurs et saisir au mieux les opportunités. Mais si une proposition ne rencontre aucun écho, il ne faut pas hésiter à l'abandonner. Si au contraire une bonne idée émerge et va dans le sens désiré, il faut savoir la saisir même si elle n'était pas prévue. Cela nécessite qu'aucune des tâches confiées au bon vouloir des contributeurs ne soit critique.

Deuxième règle : disposer de temps devant soi

Il est indispensable de disposer de temps devant soi pour multiplier les opportunités et les saisir. Les projets suivent aussi des cycles de maturité qu’il est nécessaire de respecter.

Il ne faut pas confondre le temps dont dispose un projet et le temps de travail nécessaire. Paradoxalement ces deux temps varient dans des sens inverses. Plus on a de temps devant soi, plus il sera possible de trouver de nouvelles opportunités qui apporteront au projet sans nécessiter de surplus de travail. Plus les utilisateurs ont de temps devant eux, plus il y a de chances qu’ils identifient les problèmes cachés ou qu’ils proposent des améliorations pertinentes. Tout ce qui est nécessaire et n’arrive pas " par opportunité " devient une contrainte critique et reste à la charge du coordinateur qui risque de multiplier inutilement son temps de travail sans pour autant remplir au mieux son rôle d’incitateur et d’intégrateur.

Le mécanisme habituel des appels d'offre donne une très grande importance à l'évaluation a priori. La définition des résultats attendus prend énormément de temps et le projet ne peut démarrer que lorsque ces résultats attendus ont été remodifiés pour satisfaire le mandataire et que celui-ci a fini par donner son accord. Il ne reste au mieux que le temps nécessaire pour effectuer en flux tendu les tâches définies qui deviennent toutes critiques. Plus un projet est évalué a priori, moins on lui laisse de temps devant lui et donc moins il pourra saisir les opportunités pour s'adapter et remplir son rôle au mieux.

Troisième règle : Maximiser le nombre de contacts et d'opportunités

Nous avons parlé d'approche darwinienne. Pour profiter au mieux des opportunités, il faut qu'il y en ait le plus grand nombre. Le nombre d'opportunités se développera d'autant plus que le nombre de personnes dans la communauté est grand. Pour cette raison, les projets coopératifs ne séparent plus la communauté des contributeurs et celle plus large des utilisateurs. En disposant d'un plus grand nombre de personnes on maximise les corrections et les améliorations par le groupe. Eric S. Raymond [1] parle de la loi de Linus (Torvald) : Plus il y a de monde, plus toutes les erreurs sautent aux yeux.

Nous avons vu comment éviter l'augmentation de la complexité imposée par la loi de Brooks en centralisant les liens opérationnels. En centralisant les liens opérationnels et en conservant les tâches critiques, il devient possible de gérer une très grande communauté.

Mais les opportunités ne se limitent pas au monde encore trop petit de la communauté autour du projet. Les opportunités et les bonnes idées seront d'autant plus nombreuses qu'un projet sera ouvert vers l'extérieur, que les participants appartiendront à plusieurs projet (une des règles de base d'un projet ouvert) et que le coordinateur entretiendra des contacts multiples en dehors de sa communauté.

Cela est vrai non seulement pour apporter de nouvelles idées dans le projet, mais aussi pour y apporter des réalisations complètes qu'il n'est plus alors nécessaire de développer en interne.

Quatrième règle : Ne pas hésiter à réutiliser, remplacer ou refaire

Si un des rôles du coordinateur est d'intégrer ce qui est proposé par les contributeurs de sa communauté, il n'est pas forcé de se limiter à eux.

Avant le lancement, pour constituer le projet de départ, il n'y a pas encore de contributeurs. Il est alors tout à fait judicieux de chercher ce qui existe déjà plutôt que de "réinventer la poudre". C'est ce qu'à fait Linus Torvald en reprenant Minix comme base de son système d'exploitation Linux.

Il existe 3 grands cas de figure qui permettent de gagner du temps tout en développant son projet :

  • Réutiliser des éléments déjà existant (cela nécessite une véritable réflexion sur la notion de propriété et de droit d'auteur que nous étudierons dans les chapitres sur la propriété et le droit d'usage)
  • Remplacer un morceau de ce que l'on a déjà par un élément meilleur découvert par la suite. Cela est déjà plus difficile à faire car il faut dans ce cas accepter de jeter un ancien élément.
  • Refaire un élément complet à partir du moment où l'on comprend mieux le problème. Cela est encore plus difficile à faire car il faut non seulement rejeter un ancien élément, mais en plus accepter que le temps supplémentaire nécessaire à court terme pour redévelopper en fasse économiser bien plus à long terme.

A défaut de suivre ses 3 règles, on se retrouve avec un petit projet, peu optimisé qui se couvre de verrues qui le rendent de plus en plus instable.

Pour s'adapter aux turbulences de l'environnement et produire un effet démultiplicateur, il faut gérer son projet non plus par contraintes mais par opportunités.

Pour cela il faut :

  • Définir les objectifs et non les résultats attendus
  • Disposer de temps devant soi
  • Maximiser le nombre de contacts et d'opportunités
  • Ne pas hésiter à réutiliser, remplacer ou refaire

 Livre sur la  #abondance28

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