La tragédie des 3 C
Une régulation complète et cohérente dans un monde complexe ?
Notre monde est complexe. Cela ne veut pas dire qu’il est compliqué, mais plutôt que c’est un ensemble d’éléments qui interagissent ensemble. Que ceux-ci soient des citoyens, des consommateurs, des sociétés, des gouvernements ou n’importe quel autre organisme, le tout forme un réseau complexe de personnes et de groupes qui échangent entre eux.
Les lois de la complexité ont une particularité, elles s’appliquent à tous les domaines. Que le système soit formé de personnes, de machines ou de molécules, certaines règles s’exercent de la même façon. Les sciences de la complexité sont jeunes, mais elles peuvent ainsi s’enrichir des travaux réalisés dans différents domaines scientifiques : économie, sociologie, biologie ou physique par exemple. L’une de ces règles a été découverte en 1931 par le mathématicien et logicien Kurt Gödel. Il souhaitait savoir si les mathématiques (un système complexe où des « postulats » de départ interagissent entre eux) sont complètes et cohérentes, ce qui est la moindre des choses apparemment. Pourtant il arriva au résultat exactement inverse !
Nous pourrions résumer les deux théorèmes d’incomplétude et de cohérence limitée de Gödel en langage commun de la façon suivante : quand un système dépasse un certain seuil de complexité, il ne peut être à la fois complet et cohérent. Ce résultat produisit une véritable onde de choc. Mais pour en prendre la mesure, nous devons admettre qu’il s’applique à n’importe quelle sorte de système complexe, y compris les réseaux humains utilisés en économie, sociologie, politique…
Il n’est pas possible d’avoir à la fois de la complexité, de la cohérence et de la complétude. Les systèmes que nous mettons en place manqueront au moins un de ces trois objectifs. Si nous n’en sommes pas conscients, nous ne pourrons pas choisir celui auquel nous sommes prêt à renoncer. Nous pourrons même faillir sur deux d’entre eux ou sur la totalité.
- Nous risquons ainsi de transformer un réseau complexe en un système « simpliste ». Pour réguler, il suffirait d’établir des liens entre un pouvoir central et chacune des personnes concernées sans prendre en compte les liens ENTRE les personnes. Mais dans le même temps nous perdrons une des caractéristiques les plus importantes des systèmes complexes : sa capacité d’auto-adaptation. L’adaptation, et donc la survie du système, ne dépendent alors plus que de la personne ou de l’organisme qui se retrouve au centre de ce système en étoile. Un tel système n’est plus complexe car tous les échanges se font uniquement entre le point central et un des participants. Une telle organisation ne peut fonctionner correctement que si on élimine toute possibilité d’échange entre les membres. Supprimer la complexité dans notre « société en réseau » est cependant encore moins facile que dans n’importe quelle période précédente.
- Nous risquons également de mettre en place une régulation qui n’est pas complète. Comment s’appliquent les règles que détermine un comité décisionnel à ses propres membres ? Les représentants peuvent-ils se représenter eux-mêmes ? Ils font pourtant partie du « peuple » dont ils ont la représentation. Si nous souhaitons, pour être complet, que la régulation proposée s’applique à celui qui la met en œuvre, ce dernier se trouve alors face à une incohérence : son intérêt individuel peut se trouver en conflit avec l’intérêt général alors même qu’on lui a délégué la capacité de préserver cet intérêt général. Pour résoudre cette difficulté, nous présupposons que le décideur choisira systématiquement l’intérêt général. Pour en être plus sûr, nous mettrons en place une forme de surveillance du fonctionnement du système que nous espérerons… complète.
Fermer les yeux sur l’incohérence des intérêts, sur l’incomplétude de notre surveillance du système ou sur la tendance à supprimer les échanges entre membre pour réduire la complexité ne résout pas notre problème. Nous devons accepter que lois de la complexité interdisent aux systèmes que nous mettons en place d’être à la fois complexes, complets et cohérents.
Un éclairage intéressant nous a été apporté par Michel Serres lors d’un échange que nous avions eu. Il expliquait, en tant qu’ancien marin gascon, que sur un bateau il y avait toujours deux chefs : un chef de quart et un chef de pont. L’un punit, l’autre récompense. Il existe des cas de figure où un membre de l’équipage doit faire quelque chose d’interdit pour sauver le bateau. Dans ce cas, il est important qu’il soit récompensé, sinon la prochaine fois il ne sauvera pas le bateau. Mais il est également important qu’il soit puni, sinon chacun risque de ne plus respecter les consignes et le bateau se retrouve également en danger. En perdant la cohérence, il devient possible de conserver la complexité (un bateau est un système complexe qui doit s’adapter à son environnement) mais aussi de prendre en compte tous les cas de figure, y compris ceux très particuliers qui nécessitent cette double réaction. Plutôt que de perdre totalement la cohérence, l’idée consiste à utiliser deux décideurs. Chacun d’eux a sa propre cohérence même si leurs actions conjuguées peuvent sembler incohérentes entre elles.
Nous retrouvons cette tension entre deux objectifs apparemment incohérents dans de nombreux autres cas. Norbert Alter, par exemple, décrit le processus d’innovation comme une tension entre le « créateur » et les « conservateurs ». C’est grâce à cette tension qu’une création peut ensuite être acceptée par le groupe pour devenir une innovation, c’est-à-dire une création que la collectivité s’est appropriée. Le rôle du chef consiste alors non plus à trancher définitivement pour l’une ou l’autre des parties mais à faciliter ce double courant pour mettre en place un environnement favorable d’où les innovations pourront émerger.
Dans toutes nos réflexions sur la gouvernance et les différents modes de régulation, nous devons prendre en compte que le monde dans lequel nous vivons est intrinsèquement complexe. Nous pouvons tenter de le simplifier pour qu’il puisse être concevable par un très petit nombre de ses membres. Nous pouvons également choisir de profiter de cette complexité et de sa capacité d’auto-adaptation. Dans ce cas, il nous appartient d’opter en toute conscience sur laquelle de ces notions, la cohérence ou la complétude, nous sommes prêts à faire des concessions.
Jean-Michel Cornu
#incoherence28 Rubrique : complexité
Par J-M Cornu | Avant | 03/03/2005 13:24 | Après | Complexité | un commentaire | Lu 11806 fois |
Commentaires
1 -par Marie-Line Eon, le Lundi 6 Mars 2006, 22:07 Répondre à ce commentaire