J'ai mis cet extrait du livre "Internet - Tome 2 : services et usages de demain" (voir la partie sur ) directement en article car elle présente les relations entre les approches plannifiées, coopératives et économiques, et à ce titre, elle complète le livre "la coopération, nouvelles approches" présenté dans la section sur la .

Le futur vu par le passé

En 1968, Stanley Kubrick, dans son film culte « 2001 l’odyssée de l’espace [1] », imagine le futur en se projetant plus de trente ans en avant. Un ordinateur imposant, HAL 9000 [2], a des fonctionnalités de reconnaissance vocale très abouties et sait même lire sur les lèvres. Il dispose de capacités de réflexion avancées et aussi de sentiments tel que la peur de la mort.

Aujourd’hui 2001 est derrière nous et le paysage est très différent. Si certaines technologies n’ont pas encore tenu leurs promesses (les ordinateurs ne lisent pas encore sur les lèvres…), les ordinateurs ont eu tendance à se multiplier et à devenir beaucoup plus petits, sans parler des téléphones mobiles qui ont envahi notre vie.

Il ne s’agit pas de dire que le futur a été mal prévu, mais que dans certains cas il est réellement imprévisible. Qui aurait pu prévoir que les voitures volantes imaginées dans les années 60 seraient remplacées en 2001 par … les trottinettes des cadres ?

Le monde est-il prévisible ou imprévisible ?

Notre civilisation est peu habituée à prendre en compte l’imprévisible. Elle considère qu’une étude scientifique appropriée permet de prévoir le déroulement futur en fonction de ce que l’on connaît du passé et du présent. Au cours du XXème siècle pourtant, la science elle-même a subi par trois fois un véritable séisme en découvrant des phénomènes imprévisibles en mécanique quantique, dans les théorèmes de Goëdel et dans la théorie du chaos [3].
Aujourd’hui c’est au reste de la société de découvrir que le monde n’est pas toujours prévisible. Deux grands domaines doivent prendre en compte ce facteur nouveau :
  • L’innovation.
    • Le monde évolue de plus en plus vite, donnant une part plus grande à l’imprévisibilité. C’est le cas en particulier dans le domaine des nouvelles technologies de l’information et de la communication que nous avons traité dans le tome 1 de cet ouvrage. Ce domaine suit deux des trois lois de Kurzweil [4] : La loi de croissance exponentielle (la fameuse loi de Moore que nous avons déjà étudiée dans le tome 1) et la loi des retours accélérés qui montre que plus les sciences et technologies avancent et plus elles construisent les outils pour se développer rapidement ;
  • L’homme.
    • L’évolution des moyens de production a permis des économies d’échelle et a conduit à une saturation des marchés. Le consommateur prend une importance nouvelle ce qui rend les réactions du marché plus imprévisibles.
L’imprévisibilité n’est donc pas une chose neuve, mais elle devient indispensable à prendre en compte dans les stratégies. L’équilibre entre ce qui est prévisible et ce qui ne l’est pas évolue dans le temps. Il devient aujourd’hui fondamental d’accepter cette imprévisibilité.

Le monde est-il abondant ou rare ?

Nous sommes habitués à vivre dans un monde où il nous faut gérer des biens rares. Pourtant, si les biens matériels ont tendance à devenir rares (nous parlerons plus précisément de « biens rivaux » dans le chapitre sur l’économie), il en va différemment des biens immatériels. La connaissance par exemple est conservée par celui qui la transmet. Elle s’enrichit même des multiples échanges. Les biens immatériels se transfèrent rarement, bien plus souvent ils se multiplient.

Les nouvelles technologies poussent vers la numérisation qui favorise à son tour une plus grande abondance. L’information peut même devenir surabondante ! Les avantages et les inconvénients de chacune des situations sont différents sinon contraires. Les méthodes pour les aborder sont différentes.

De nouveau, l’abondance n’est pas une idée neuve. Les histoires que l’on se raconte aux veillées depuis des temps reculés se propagent par recopies toujours plus nombreuses comme nos fichiers numériques actuels (bien que la copie pouvait être moins semblable à l’original) [5]. Mais l’équilibre entre la rareté et l’abondance évolue. Aujourd’hui les deux notions antagonistes cohabitent et il devient fondamental de prendre en compte en plus des concepts de rareté, ceux d’abondance.

Quelques approches pour gérer cette diversité

Nous avons donc à vivre dans un monde où la diversité est de plus en plus apparente. Le prévisible cohabite avec l’imprévisible et la rareté avec l’abondance. Ces deux couples sont apparemment distincts mais sont liés par une relation subtile.


Souvent, la rareté et l’imprévisibilité sont vues comme des contraintes qui limitent les possibilités des hommes. Pour mieux gérer ces contraintes, ceux-ci ont imaginé plusieurs approches qui consistent à associer un des éléments de chacun de ces couples : prévoir pour gérer de façon efficace la rareté, utiliser l’abondance pour s’adapter à l’imprévisible ou encore prendre en compte à la fois la rareté et l’imprévisibilité à l’aide d’une régulation par la valeur.


Comprendre ces différentes approches, leurs domaines d’application et leurs limites nous fournira des clés pour mieux interpréter les aspects économiques et juridiques de la société de l’information.

Scénario : Le maître du jardin

Sylvie Roussel-Gaucherand nous présente un conte d’Arménie qui montre combien il est difficile de créer de l’abondance (le nombre d’années à vivre) à partir de la rareté (la rose) sans être prévoyant.


Il était un roi d’Arménie. Dans son jardin de fleurs et d’arbres rares poussaient un rosier chétif et pourtant précieux entre tous.

Le nom de ce rosier était Anahakan. Jamais, de mémoire de roi, il n’avait pu fleurir. Mais s’il était choyé plus qu’une femme aimée, c’était qu’on espérait une rose de lui, l’Unique dont parlaient les vieux livres. Il était dit ceci : « Sur le rosier Anahakan, un jour viendra la rose généreuse, celle qui donnera au maître du jardin l’éternelle jeunesse. »

Tous les matins, le roi venait donc se courber dévotement devant lui. Il chaussait ses lorgnons, examinait ses branches, cherchait un espoir de bourgeon parmi ses feuilles, n’en trouvait pas le moindre, se redressait enfin, la mine terrible, prenait au col son jardinier et lui disait :

- Sais-tu ce qui t’attend, mauvais bougre, si ce rosier s’obstine à demeurer stérile ? La prison ! L’oubliette profonde !

C’est ainsi que le roi, tous les printemps, changeait de jardinier. On menait au cachot celui qui n’avait pas pu faire fleurir la rose. Un autre venait, qui ne savait mieux faire, et finissait sa vie comme son malheureux confrère, entre quatre murs noirs.

Douze printemps passèrent et douze jardiniers… Le treizième était un fier jeune homme . Son nom était Samvel, et il affirmait vouloir tenter sa chance.

Le roi le toisa de sa superbe et lui dit :
- Ceux qui t’ont précédé étaient de grands experts, des savants d’âge mûr. Ils ont tous échoué. Et toi, blanc-bec, tu oses !
 - Je sens que quelque chose, en moi, me fera réussir, dit Samvel
 - Quoi donc, jeune fou ?
 - Je ne sais pas, exactement, je ne sais pas … C’est rare d’éprouver ce sentiment, et c’est passionnant de vouloir maîtriser l’imprévisible … J’ai peut-être peur, seigneur, de mourir en prison !

Samvel par les allées du jardin magnifique s’en fut à son rosier. Il lui parla lentement à voix basse. Puis il bêcha la terre autour de son pied maigre, l’arrosa, demeura près de lui nuit et jour, à le garder du vent, à caresser ses feuilles. Il enfouit ses racines dans du terreau moelleux. Aux premières gelées, il l’habilla de paille. Il se mit à l’aimer. Sous la neige, il resta comme au chevet d’un enfant, à chanter des berceuses.

Le printemps vint. Samvel ne quitta plus des yeux son rosier droit et frêle, guettant ses moindres pousses, priant et respirant pour lui. Dans le jardin, partout les fleurs étaient en abondance, mais il ne les regardaient pas. Il ne voyait que la branche sans rose.

Au premier jour de mai, comme l’aube naissait :
 - Rosier, mon fils, où a tu mal ?

A peine avait-il prononcé ces mots qu’il vit sortir de ses racines, un ver noir, long et terreux. Il voulut le saisir . Un oiseau se posa sur sa main, et les ailes battantes lui vola sa capture. A l’instant, un serpent surgit d’un buisson proche. Il avala le ver, avala l’oiseau. Puis, soudain, un aigle descendit du ciel, tua le serpent et s’envola.

Et là, pour la première fois, un bourgeon apparut sur le rosier. Samvel le contempla, il se pencha sur lui, il l’effleura d’un souffle et lentement la rose généreuse s’ouvrit .

- Merci, dit-il, merci.
Il s’en fut au palais, en criant la nouvelle …

- Seigneur, dit Samvel au roi, la rose Anahakan s’est ouverte. Vous voilà immortel, ô maître du jardin.

Le roi qui s’éveillait en grognant, bondit hors de ces couvertures, ouvrit les bras et rugit :
 - Merveille !

En chemise pieds nus, il sortit en courant pour contempler, admirer l’Unique rose, qui lui accorderait la jeunesse éternelle, fait rare pour un tout puissant . Puis, il ordonna :
 - Qu’on poste cent gardes armées de pied en cap autour de ce rosier ! Je ne veux voir personne à dix lieues à la ronde. Samvel, jusqu’à ta mort, tu veilleras sur lui !
 - Oui, jusqu’à ma mort, Seigneur, répondit Samvel .
Le roi dans son palais régna dix ans encore puis un soir il quitta ce monde …
 - Le maître du jardin meurt comme tout le monde. Tout n’était donc que mensonge , soupira le roi …
 - Non, dit le jardinier, à genoux près de lui. Le maître du jardin, ce ne fut jamais vous . La jeunesse éternelle est à celui qui veille, et j’ai veillé, Seigneur, et je veille toujours, de l’aube au crépuscule , et du crépuscule au jour.

Il lui ferma les yeux, baisa son front pâle, puis sortit voir les étoiles. Il salua chacune d’entre elles. Il s’amusa à dire « bonsoir » à chacune d’entre elles … Elles étaient très très nombreuses à illuminer le ciel de la terre … Mais Samvel avait le temps, désormais. Tout le temps !


Une première approche : la planification

Notre civilisation s’est concentrée depuis plusieurs siècles sur un problème bien particulier : Comment gérer la rareté de la façon la plus efficace ? Comment éviter le gâchis ? L’une des solutions trouvées est de prévoir à l’avance lorsque cela est possible pour optimiser au mieux les actions menées.

La science expérimentale, à partir de Newton, a cherché à modéliser les lois de la nature à l’aide d’équations mathématiques et à en vérifier expérimentalement la pertinence. La particularité de ces équations est qu’elles sont prédictives [6]. Il devient alors possible de faire des prévisions donnant ainsi naissance à toute une science de la planification. Cette approche se diffusa en deux siècles pour aboutir à l’organisation scientifique du travail par Frederic Winslow Taylor [7]. Le succès de cette approche donna même à penser pendant une période que tout dans le monde était prévisible.

Aujourd’hui, certains modes d’organisation sont basés sur la planification. Les entreprises et plus encore les administrations s’en servent comme fondement. Elle reste particulièrement pertinente chaque fois qu’il s’agit de gérer de façon la plus efficace possible des biens rares dans un environnement qui reste prévisible. Elle est cependant mal adaptée à un environnement fondamentalement imprévisible.

Une deuxième approche : la régulation par le marché

Une autre approche de gestion de la rareté est apparue à partir du constat qu’il n’est pas possible de tout planifier. S’il n’est pas possible de savoir à l’avance avec certitude ce qui va se passer, peut-on mettre en place un mécanisme de régulation qui converge malgré tout vers un équilibre ?

L’économie libérale propose ainsi un mécanisme d’équilibre entre l’offre et la demande qui régule la valeur des biens. Le marché et le système de prix s’adaptent en continue sans avoir besoin de connaître le futur. Si les prévisions des économistes servent avant tout à planifier au mieux la réponse industrielle ou financière des acteurs, le marché lui-même s’équilibre au jour le jour quelque soit ce qui arrivera [8].

La régulation par le marché semble bien adaptée à un environnement à la fois rare et imprévisible. Mais rançon de son succès, elle ne fonctionne plus dans un environnement abondant ( Quelle est la valeur d’échange de l’air ou de l’eau qui coule en abondance ?) et dans une moindre mesure dans un monde entièrement prévisible (le marché peut être toujours là mais la réponse des acteurs peut alors être planifiée).

Une des grandes nouveautés de l’approche par le marché par rapport à l’approche planifiée est qu’elle nous prépare à mieux accepter la part d’imprévisibilité qui prend sa place de façon plus visible dans notre monde actuel.

Une troisième approche : favoriser une abondance de choix

Il existe une deuxième façon de prendre en compte l’imprévisible qui, au lieu de gérer la rareté comme la régulation par l’économie de marché, utilise au contraire l’abondance. Il s’agit, lorsqu’il n’est pas possible de savoir à l’avance quel va être le meilleur choix, de favoriser l’émergence d’une abondance de choix pour sélectionner le plus judicieux « a posteriori ».

Nous avons déjà rencontré cette approche dans le tome 1, et nous avions proposé une première clef de compréhension pour définir cette méthode : « Lorsque l’environnement est imprévisible, multipliez les possibilités et diminuez les éléments critiques pour faciliter l’adaptabilité ». Nous l’avions alors appliquée à l’innovation au sein de la démarche industrielle. Nous la retrouverons dans le développement de logiciels libres innovants sous le nom de la « méthode bazar » [9]. Nous retrouvons également cette même approche pour prendre en compte la dimension imprévisible de l’être humain dans les services et les usages.

L’utilisation des technologies comporte une part d’imprévisibilité. Plus nous lui offrirons de possibilités, plus le produit aura de chance d’être adapté à l’usage qu’il désire en faire. A contrario, si l’abondance de choix est bénéfique, tout passage obligé par un chemin critique peut représenter un maillon faible [10]. Cette approche permet de comprendre comment nous adapter et saisir les opportunités dans un monde à la fois abondant et imprévisible. Elle est bien sûr mal adaptée à un environnement de rareté.

Cette méthode nous pousse à prendre en compte une notion encore moins familière que l’imprévisibilité : l’abondance est une dimension de plus en plus visible dans notre monde, pas forcément toujours malheureusement dans les biens matériels mais de plus en plus souvent dans les biens immatériels et la connaissance.

Choisir parmi les trois approches

Nous avons présenté sommairement trois grandes stratégies : la planification, la régulation par l’économie de marché et le mode « bazar ». Ces approches se basent sur un des éléments de chacun de nos deux couples : prévisible / imprévisible ; abondance / rareté. Nous aurions pu pour être complet présenter une quatrième stratégie adaptée à un monde à la fois prévisible et abondant, mais un tel environnement semble apparemment plus facile à réguler. Chacune de ces approches a les avantages de ses inconvénients : elle n’est bien adaptée qu’à un certain cas de figure.

Pour comprendre les différents débats qui animent la mise en place de la société de l’information, il nous faudra être conscient de l’ensemble des aspects antagonistes de l’environnement : les éléments prévisibles comme ceux qui ne le sont fondamentalement pas, les biens qui ont tendance à être rares et ceux qui ont un penchant vers l’abondance. Ceci nous permettra de mieux comprendre à la fois la pertinence et les limites des choix parfois opposés que font les acteurs.

La clef : Choisir une approche

Il faut être conscient des diverses facettes de l’environnement (prévisible et/ou imprévisible ; rare et/ou abondant) pour choisir l’approche la plus appropriée tout en en comprenant les limites.

Pourtant, être conscient simultanément d’aspects aussi opposés que ceux qui ont été proposés est loin d’être évident. Certains concepts nous sont moins familiers que d’autres. Par exemple, notre civilisation a cherché à assurer la survie puis le confort des personnes (pas toujours hélas du plus grand nombre) dans un environnement où les biens sont rares. L’évolution de notre technologie est allée dans ce sens. Une autre notion enracinée dans notre culture est que ce qui va se produire est d’une manière ou d'une autre prévisible. Ces deux caractéristiques de l’environnement, la rareté et la prévisibilité, ont tendance à nous masquer les concepts opposés au fur et à mesure que nous développons une expertise sur la meilleure façon de les prendre en compte. Nous sommes devant un dilemme : plus nous apprenons à bien prendre en compte certains types d’environnements, moins les situations opposées nous apparaissent.

L’approche par la régulation de marché a eu le mérite de montrer qu’il était possible de mettre en place un équilibre même lorsqu’il n’est pas possible de savoir ce qui va arriver. L’approche « bazar » qui a été analysée beaucoup plus récemment montre des formes de régulation basées sur l’abondance. Bien que ces concepts soient plus ou moins biens perçus suivant les personnes, il est important d’accepter la part d’imprévisible et la part d’abondance pour avoir une vision d’ensemble d’une situation.

Nous pouvons représenter nos critères antagonistes par le schéma ci-dessous.


Figure 1 - Les trois approches

Ce simple diagramme récapitule les approches présentées et en résume tout le drame : Ces approches sont non seulement différentes mais fondamentalement incompatibles entre elles !

Réconcilier l’inconciliable

Que se passe-t-il lorsque certaines choses sont rares et d’autres abondantes ? Comment gérer des situations où certains aspects sont prévisibles et d’autres non ? Les différentes approches cohabitent mal tant les logiques en sont différentes, voire opposées.

Cette antinomie est la base de la plupart des controverses qui agitent la société de l’information. Nous en verrons des exemples dans les aspects légaux, les droits de propriété intellectuelle, l’économie ou les stratégies d’adoption des produits par les utilisateurs.

Le choix de l’approche appropriée n’est pas toujours simple. Les quelques questions suivantes, pourtant classiques, nous le montrent :
  • Peut-on planifier l’innovation, par nature imprévisible lorsqu’il faut gérer de la façon la plus efficace possible les ressources disponibles ?
  • L’économie de marché ne doit-elle pas éviter à tout prix d’apporter de l’abondance pour fonctionner ?
  • La méthode bazar est-elle adaptée à des projets critiques comme envoyer un homme sur la lune (ou plutôt en envoyer un grand nombre pour avoir une chance que l’un d’eux arrive…) ?
Il existe plusieurs réponses possibles à ce dilemme.

Il est possible de choisir de favoriser un aspect lorsque l’on estime qu’il prime sur son opposé. Par exemple si l’on considère que la rareté est le facteur le plus important, alors il faut réduire le nombre des possibilités pour mieux les maîtriser. C’est le cas des progiciels traditionnels avec lesquels n'est fourni que le code objet pour éviter que les utilisateurs ne puissent le modifier eux-mêmes. Cela permet de mieux garantir l’amortissement des sommes d’argent (par essence rares et précieuses) investies dans le développement du produit. Si on considère au contraire que l’on peut bénéficier des commentaires et des contributions du plus grand nombre d’utilisateurs et de développeurs à travers le monde, alors la priorité peut être donnée à l’abondance. C'est le cas du logiciel libre, pour lequel chacun est autorisé à modifier et redistribuer le logiciel. Cela permet à chacun de proposer des corrections ou des améliorations qui peuvent bénéficier à tous. Au passage, le nombre des contributeurs est passé de la quantité forcément limitée des développeurs d’une entreprise à la masse des utilisateurs prêts à s’investir pour bénéficier d’un produit amélioré [11]. La même situation, analysée avec des priorités différentes conduit à des stratégies très différentes.

La situation est la même avec le couple « prévisible / imprévisible » où des priorités différentes peuvent conduire à réduire la marge de manœuvre des utilisateurs pour mieux prévoir l’avenir d’une nouvelle technologie ou bien en laissant les utilisateurs inventer leurs propres usages et proposer des utilisations de la technologie que leurs concepteurs n’avaient pas prévues.

Dans certains cas, il sera possible d’adopter des stratégies différentes lorsqu’il est possible de séparer les environnements. Ainsi certaines organisations dédient les tâches critiques à une structure hiérarchique et lancent des projets innovants dans des réseaux inter-services ou même inter-entreprise. C’est une des façons de résoudre le vieux dilemme pour avoir le beurre et l’argent du beurre : la moitié du beurre et la moitié de l’argent du beurre ! Toute la subtilité consiste ensuite à faire dialoguer ces organisations très différentes.

Il n’existe pas toujours de solution simple qui permette de donner la priorité à l’un ou l’autre des aspects ou de les séparer clairement.

Cet ouvrage se limite à l’analyse de la compréhension des questions posées par la société de l’information sans forcément proposer de solutions. L’idéal serait de pouvoir bénéficier des deux approches antagonistes. Bien que cela semble impossible a priori, il existe quelques pistes de recherche pour « réconcilier les contraires ». Ils feront peut être l’objet d’un prochain ouvrage…

En direct des labos Comment faire la mayonnaise ? [12]

Il est impossible de mélanger certaines matières [13]. Pourtant, additionner deux substances incompatibles peut parfois, dans des conditions très particulières, donner naissance à une nouvelle matière. C’est le cas de la mayonnaise qui émerge de l’huile et de l’œuf qui ne peuvent pourtant pas se mélanger.

« Le grand secret de la mayonnaise : l’œuf et l’huile doivent être exactement à la même température. L’idéal : 15°C. Ce qui liera en fait les deux ingrédients, ce seront les minuscules bulles d’air qu’on y aura introduites juste en les battant. 1+1=3. »

Un tel mélange improbable existe également en peinture. La tempera consiste à mélanger de l’eau, du jaune d’œuf et des pigments colorés. Dans la peinture à l’huile au contraire, l’œuf est remplacé par de l’huile. Bien que l’on attribue souvent, à tort, cette innovation au peintre flamand Jan Van Eyck qui vécut au XVème siècle, celui-ci reste cependant un brillant expérimentateur. Pour la peinture sur bois, il eut l’idée de combiner l’huile avec un diluant plus fluide que l’eau, l’œuf. Ce mélange huile, blanc d’œuf et pigments colorés sera un des secrets de l’art des primitifs flamands [14].

En résumé

Notre environnement évolue et laisse apparaître de plus en plus certains aspects souvent négligés jusqu’à présent :
  • Nous devons prendre conscience non seulement des aspects prévisibles mais également des aspects imprévisibles
  • Nous devons également prendre conscience de la rareté de divers biens mais aussi de l’abondance de certains autres
Cela conduit à diverses approches suivant les types d’environnement à gérer :
  • La planification utilise la prévision a priori pour gérer la rareté de façon la plus efficace possible
  • La régulation par le marché et les prix permet de gérer de façon la plus équilibrée possible les biens rares même dans un environnement imprévisible
  • L’approche « bazar » permet de s’adapter à des conditions imprévisibles en favorisant une abondance de possibilités pour effectuer les choix a posteriori
Chacune de ces approches est adaptée à certains environnements et mal adapté à d’autres. La société de l’information repose sur des environnements complexes.

Il faut être conscient des diverses facettes de l’environnement (prévisible et/ou imprévisible ; rare et/ou abondant) pour choisir l’approche la plus appropriée tout en en comprenant les limites.

Notes

[1] Stanley Kubrick (réal.), 2001 a space odyssey, 1968
[2] Pour la petite histoire le nom HAL est constitué de lettres qui se trouvent juste avant les trois lettres … IBM dans l’alphabet
[3] Voir le tome 1 : La science et l’imprévisible p18
[4] Ray Kurzweil, The age of spiritual machines, Penguinb books, 1999 (Ray Kurzweil est un des principaux représentant du courant appelé intelligence artificielle forte : http://www.kurzweilai.net/ voir aussi la présentation en français dans Automates-intelligents :
http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2002/34/kurzweil.htm
[5] Voir dans le tome 1 l’encadré « le virtuel des troubadours » dans la partie 6.3 « Quand le réel et le virtuel fusionnent »
[6] De nouvelles approches de modélisation utilisées en mécanique quantique, en théorie du chaos ou dans les automates programmables montrent que quelque soit l’avis que l’on peut avoir sur l’aspect déterministe ou non du monde, il existe des domaines fondamentalement imprévisibles.
[7] Le Taylorisme peut être vue comme une solution la rareté des matières premières et des produits manufacturés ou à l’inverse pour gérer l’abondance de la demande (mais avec un produit standardisé).
[8] Si le marché régule la valeur des biens, il ne régule pas la richesse. Le système économique fonctionne lorsqu’il reste proche de l’équilibre. Ainsi, le monopole par exemple empêche le libre fonctionnement des lois du marché.
[9] Eric Raymond, La cathédrale et le Bazar, http://www.tuxedo.org/~esr/writings/cathedral-bazaar/, traduction française par Sébastien Blondeel : http://www.linux-france.org/article/these/cathedrale-bazar/cathedrale-bazar_monoblock.html
[10] Une analyse de cette méthode adaptée à la gestion de projets coopératifs est présentée dans : Jean-Michel Cornu, la coopération nouvelles approches (Voir la partie sur la )
[11] Voir la partie 5.2.2 l’exemple du logiciel libre.
[12] Cet encadré a déjà été publié dans le tome 1 page 65. Il illustre bien la problématique de réconcilier les contraires.
[13] Bernard Werber, l’encyclopédie du savoir relatif et absolu, p18-19, Albin Michel, Paris 2000
[14] Elodie Hanen, Les primitifs flamands, X-passion n°24 , 1999 http://www.polytechnique.fr/eleves/binets/xpassion/numeros/xpnumero24/xp24ind.htm

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