Une incompatibilité d'approche

Souvent, une ou plusieurs des lois de base de la coopération ne peut s'appliquer. Cela peut être le cas par exemple lorsque les délais sont tendus et qu'il faut donc gérer les chemins critiques plutôt que d'attendre les opportunités. Cela est également le cas lorsqu'un résultat précis est attendu de chacun, comme par exemple pour l'équipage d'un navire à l'approche de la tempête.

Dans ces cas là, on souhaite souvent malgré tout profiter à la fois des avantages de la méthode coopérative (plus grande adaptabilité grâce à l'implication des contributeurs) et de ceux de la méthode traditionnelle (chaque tâche individuelle a plus de chance d'aboutir).

Certaines lois de la coopération ne posent pas de problèmes et peuvent s'appliquer avec bonheur pour améliorer une gestion plus traditionnelle de projet. Ainsi, donner un esprit de communauté afin de renforcer le sentiment de confiance et d'appartenance. De même, compléter la rémunération traditionnelle avec des contreparties telles que la reconnaissance ou l'acquisition de savoir faire est le plus souvent une excellent idée. Le seuil de passage à l'acte peut également être abaissé en donnant des instructions simples et en étant réactif.

Dans d'autres cas de figure, certaines lois de la coopération ne peuvent être appliquées à cause de contraintes inhérentes au projet. Il existe quatre grands cas de figure où l'application de méthodes complètement coopératives pose problème :

  1. Lorsque l'on travaille dans un domaine où il n'y a pas d'abondance et que l'économie la plus naturelle est celle de l'échange plutôt que celle du don
  2. Lorsque l'on a besoin d'obtenir des résultats précis définis à l'avance et que l'on ne peut donc pas adapter le projet en fonction des opportunités autant qu'on le voudrait
  3. Lorsque le projet nécessite des moyens importants dès le démarrage (par exemple dans un système industriel où la production nécessite des outils onéreux). Il faut alors évaluer "a priori" la viabilité du projet ou la capacité des participants.
  4. Lorsque les délais sont courts et que l'on ne dispose donc pas d'assez de temps devant soi pour maximiser le nombre d'opportunités. Dans ce cas de figure également, beaucoup de tâches des contributeurs deviennent critiques car leur non réalisation peuvent mettre le projet en péril.

Lorsqu'une des lois de la coopération ne s'applique pas à un projet, il existe trois réponses possibles :

  • Soit on peut modifier le projet pour qu'il devienne compatible avec une gestion coopérative. Nous verrons que ce cas de figure est beaucoup plus souvent applicable qu'on ne le pense généralement
  • Soit on mixe la méthode coopérative et la méthode traditionnelle lorsque cela est possible.
  • Soit on doit opter pour une gestion plus traditionnelle de projet, quitte à mettre en oeuvre les quelques éléments qui peuvent s'appliquer dans tous les cas de figure (esprit de communauté, reconnaissance pour meilleurs contributeurs, instruction simples...)

Lorsque l'environnement ne permet pas l'abondance

Il arrive que même dans le domaine des bien immatériels, l'abondance ne soit pas la règle. Ainsi, nous avons découvert ces dernières années des logiciels "consommables" qui ne pouvaient plus s'utiliser de façon efficace après quelques temps mais qu'il fallait remplacer par une nouvelle version (d'où l'amortissement comptable des logiciels qui ont en France une valeur nulle après seulement un an !).

D'un autre coté, il arrive que dans le domaine des biens matériels, on se trouve au contraire dans un environnement d'abondance. C'est ce que font souvent les laboratoires qui mettent à disposition de leurs chercheurs de nombreuses choses qu'ils vont pouvoir utiliser sans garantie d'obtenir un résultat.

Exemple d'abondance de biens matériels : la peinture... à la télévision
Au temps de l'ORTF (Office de Radio Télévision Française), il existait un service appelé le labo qui était là pour inventer sans garantir à l'avance de quelconques résultats. Les membres du labo de l'ORTF ont un jour utilisé de gros stocks de peinture bleue qui se trouvaient là en abondance. Ils en enduisirent un décors pour en faire un fond uniforme et réussirent ensuite à remplacer électroniquement ce bleu placé derrière un présentateur, par une autre image. Ils inventèrent ainsi le procédé d'incrustation très utilisé de nos jours par exemple lors des bulletins météorologiques. Si des pots inutiles ne s'étaient pas trouvés là et si la peinture avait été rationnée, on ne les aurait pas laissé "jouer" à partir d'une idée apparemment aussi farfelue !

Bien souvent l'abondance ou la pénurie est plus le résultat d'un choix que d'une nécessité. Ce peut être le choix de producteurs pour conserver une économie d'échange mieux connue ou le résultat des règles choisies pour la répartition des biens.

Il est également possible de transformer un environnement de pénurie en environnement d'abondance en transformant l'objet même de la transaction. Ainsi, si on reprend notre fameux proverbe : " Si tu donnes un poisson à un homme, il se nourrira une fois; si tu lui apprends à pêcher, il se nourrira toute sa vie ". Dans ce cas de figure le poisson a plus de chance de rester une denrée rare s'il est donné que si plusieurs personnes ont appris à pêcher.

Dans tous les cas de figure, il est bon de connaître dans l'environnement de son projet, ce qui est rare et ce qui est abondant.

Lorsque l'on attend absolument certains résultats précis définis à l'avance

Lorsque l'on doit définir à l'avance certains résultats à obtenir, on risque de devoir concentrer énormément d'énergie pour les atteindre sans pouvoir se recentrer sur un nouvel objectif. Pourtant adapter en permanence les objectifs en fonction des opportunités est souvent indispensable pour obtenir un résultat bien plus important avec beaucoup moins d'efforts.

Si le respect des résultats prévus est parfois indispensable (un navire qui doit traverser une tempête...), il existe également de très nombreux cas où ces définitions "a priori" sont des contraintes ajoutées mais non nécessaires. Deux exemples pris dans la coordination mondiale de l'Internet Fiesta 2000 illustrent bien l'importance de pouvoir réadapter ses objectifs en cours de projet.

Exemple de l'Internet Fiesta 2000 : changement dans les résultats attendus
Lors de l'Internet Fiesta 2000 [INT], la coordination mondiale s'est mise en place avec comme objectif d'apporter un maximum d'aide aux organisateurs nationaux de cette fête dans le monde. Il s'est trouvé après coup que plusieurs participants ont créé des pages expliquant différentes techniques sur Internet mais surtout que progressivement, de plus en plus de personnes ont pu faire des pages dans différentes langues. Finalement, il a été possible de proposer des pages et des animations en de nombreuses langues. Si nous avions dû définir précisément les actions prévues au début du projet, nous aurions probablement insisté sur les pages techniques ou peut-être même sur la distribution de kit de communication (affiches...). Ayant trouvé un nombre limité d'opportunités dans ce sens nous aurions alors consacré toute notre énergie à faire au mieux ce que nous avions prévu. Nous n'aurions alors sûrement pas eu le temps ni l'idée de nous concentrer sur les possibilités de trouver des contributeurs multilingues, ce qui a pourtant été la plus grande réussite de l'équipe.

Le deuxième exemple montre une réorientation qui n'est pas due au déroulement plus ou moins bon de certaines parties du projet. Cette fois c'est l'idée de départ elle-même qui rendait plus faible les chances de succès.

Exemple de l'Internet Fiesta 2000 : Le tout est l'ennemi du mieux
Un piège dans la coordination mondiale aurait été de se donner comme contrainte de couvrir par exemple l'ensemble des langues européennes (il existe 11 langues officielles dans l'Union Européenne). Dans ce cas nous aurions dû consacrer une énergie énorme (et des financements) pour couvrir les langues sur lesquelles personne ne s'était proposé. Au contraire, lors de l'Internet Fiesta 2000, certaines langues considérées comme importantes n'étaient pas couvertes. Mais en fonction du dynamisme des personnes rencontrées, nous avons pu proposer par exemple le coréen, le créole ou le malgache. En tout 15 langues ont été utilisées pour les échanges et 30 langues dans les films diffusés.

Ce dernier exemple montre comment il est possible de mieux définir ses objectifs à partir d'une règle très simple :

Si une tâche ratée fait échouer votre projet, vos objectifs ne sont pas bons. Si votre succès augmente à chaque tâche réussie, vous êtes sur la voie de la réussite.

Dans ce cas nous avons suivi la règle qui consiste à rendre le projet le plus résistant possible à la non-coopération : Toute personne qui ne fait pas son travail (ou toute compétence que l'on n'a pas trouvé) ne bloque pas le projet ; Toute personne qui apporte une contribution apporte un plus au projet.

Lorsque malgré tout certains résultats doivent impérativement être obtenus de la part des contributeurs, il n'est plus possible d'être dans un environnement non hiérarchisé et non coercitif. Les marins ont trouvé une solution tout à fait intéressante pour mixer les méthodes coercitives et coopératives : Sur un navire, il existe deux types d'officier. L'officier de pont et l'officier de quart. L'un punit les matelots qui ne font pas leur travail (car chaque tâche est critique sur un bateau), l'autre est chargé d'apporter de la reconnaissance à ceux qui font des choses exceptionnelles.

Lorsque des coûts importants sont à engager dès le démarrage

Parfois, le projet nécessite des moyens pour démarrer. Cela peut être la construction d'une usine pour produire un bien, ou tout simplement d'un financement pour lancer un projet événementiel.

Le premier danger est que la recherche de financements retarde le démarrage du projet et réduise le temps disponible pour lui (le plus souvent, une fois les énormes délais pour finaliser le financement passés, on souhaite obtenir des résultats le plus rapidement possible...)

Exemple de l'Internet Fiesta 2000 : Attendre les financements c'est commencer trop tard
Lors de l'Internet Fiesta 2000, nous avons tenté de concilier les approches coopératives et traditionnelles sur un point : Nous avions annoncé que lors des 3 jours de fête, un ensemble de personnes de la coordination serait en ligne 24h sur 24 pour participer aux événements sur Internet et les mettre en valeur en proposant une sorte de livre de voyage multilingue. Dans ce cas de figure, il a fallut attendre la fin des recherches de financement (qui se sont d'ailleurs soldées par un échec) avant de choisir les partenaires pour le lieu, la diffusion vidéo (les financeurs auraient pu imposer leurs choix)... Un petit calcul a permis de montrer que la mise en place de cet événement avec un délai réduit a multiplié par six le temps de coordination tout en devant cependant acheter ce qui n'avait pu être trouvé par opportunité. Cela a eu pour conséquence de rendre non viable le choix du modèle économique que j'avais choisi pour coordonner l'ensemble (consacrer un pourcentage acceptable de mon temps au bénévolat).

Même lorsque le projet a son financement et que l'on dispose du temps nécessaire pour le gérer par opportunités, il a fallut définir "a priori" les résultats attendus et ceux-ci servent au financier à évaluer ensuite si le projet a aboutit ou non. Il devient alors particulièrement difficile de réorienter le projet et on se retrouve dans le cas précédent : des contraintes imposées par les résultats attendus. Comme nous l'avons vu avec Igor Ansoff [ANS], un tel système planifié n'est valable que dans un environnement parfaitement stable, ce qui n'est certainement pas le cas de nos jours...

Il est courant de penser qu'il n'est pas possible de démarrer un projet sans des moyens suffisants, en général supérieurs à ceux dont on dispose. Mais si c'est souvent vrai dans le domaine industriel (ce qui entraîne la recherche de capital), cela l'est moins dans d'autres domaines qui sont trop souvent traités comme des systèmes industriels tayloriens : le service (y compris le service public), la production de contenus créatifs, l'innovation... Dans beaucoup de ces cas de figure, une approche monolithique ne permet pas l'économie d'échelle attendue et ajoute des contraintes inutiles qui compromettent les chances de succès.

Dans le domaine associatif, on fonctionne souvent par projet événementiel (qui se "finance" mieux qu'un véritable travail de fond). Un des coûts importants est souvent le coût de la coordination, les associations d'une certaine taille cherchant à financer leur poste budgétaire le plus important : la masse salariale. C'est souvent la raison de recherche de financements "a priori" avec toutes les conséquences sur la gestion coopérative du projet. Comme indiqué précédemment, le modèle économique du coordinateur est probablement un des points les plus importants à étudier, et les quelques pistes données dans ce texte doivent certainement être développées.

Lorsque les délais sont courts

Que ce soit parce que l'on s'est imposé des délais (le financeur est impatient d'avoir un résultat maintenant qu'il a donné son accord), parce que certains coûts dépendent de la durée totale du projet (dans le cas de salaires par exemple) ou parce qu'il existe réellement des échéances, la limitation de la durée d'un projet rend plus difficile la gestion par opportunité.

Les deux méthodes, traditionnelles et coopératives, ont des besoins très différents en matière de temps :

  • Gestion d'un planning en flux tendu en fonction du temps qu'il reste dans le cas des projets traditionnels,
  • Gestion suivant des objectifs généraux définis pour permettre de saisir les opportunités dans le cas des projets coopératifs.

Pourtant, on confond souvent deux types de temps :

  • le temps de travail cumulé, qui peut parfois être parallélisé en multipliant les participants, à condition que leurs contributions soient indépendantes pour éviter les pièges de la loi de Brooks
  • La durée du projet qui peut être très supérieure à la durée du travail accomplie. Plus cette durée sera longue, plus on aura de possibilités de rencontrer des opportunités. Cette durée permet au projet, indépendamment du temps de travail, d'atteindre un niveau de maturité.

Dans le cas des projets coopératifs on cherche à réduire les contraintes et à augmenter les opportunités (par exemple par un pouvoir non contraignant sur les contributeurs) alors que dans le cas de la gestion de projets traditionnels, on gère principalement en fonction des contraintes (grâce à la mise en place d'une hiérarchie d'ordres).

Avoir des échéances précises si elles sont suffisamment longues pour permettre au projet de mûrir, n'est pourtant pas une mauvaises choses et dynamise la participation. Tout le secret est dans la règle que nous avons énoncé précédemment : Qu'attend-on à cette échéance ? Le plus de résultats possibles même non prévus ou la réalisation de la totalité des tâches initialement prévues ?

Le choix de mixer les méthodes de gestion de projet coopératives et traditionnelles est toujours délicat. Il existe 4 types de contraintes incompatibles avec la gestion coopérative :

  1. Lorsque l'environnement ne permet pas l'abondance
  2. Lorsque l'on attend absolument certains résultats précis définis à l'avance
  3. Lorsque des coûts importants sont à engager dès le démarrage
  4. Lorsque les délais sont courts

Si on rencontre ce type de contrainte, il existe trois choix possibles :

  • Modifier le projet pour contourner ces contraintes. Cela demande parfois de l'astuce et de l'imagination, mais est bien plus souvent possible qu'on ne le pense.
  • Mixer les méthodes coopératives et traditionnelles par exemple avec un chef pour exiger des résultats et un coordinateur pour encourager leur démultiplication.
  • Utiliser une méthode de gestion de projet traditionnelle plus adaptée au type de projet que l'on souhaite mettre en oeuvre (quitte à utiliser malgré tout quelques idées de ce texte).

Les deux règles de base sont :

  • Définir autant que possible les critères de succès comme le maximum de résultats obtenus (même s'ils n'ont pas tous été planifiés) et surtout pas comme la réalisation complète d'un ensemble de tâches prédéfinies
  • Connaître les points sensibles de son projet (par exemple les éléments de l'environnement où il y a pénurie)

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